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Elle a un geste pour poser sa joue sur l’épaule de son Casanova de vaisselle.

Touchant.

Béru me souffle :

— Enfouiller dix mille piastres pour venir mater l’carnaval d’ Rio, c’est velouté, non ?

À ma demande, il s’est saboulé prince consort, le Mammouth, en revêtant le costard qu’il portait au baptême d’Apollon-Jules, son fils tard venu. Nonobstant une traînée de mayonnaise sur le revers, une brûlure de cigarette sur la poitrine et une poche décousue, l’habit fait encore le moine. Jérémie, quant à lui, est rigoureux sans sa flanelle grise, avec sa chemise blanche et sa cravate jaune sur laquelle a été peint (main) l’Empire State Building (il l’a ramenée de Nouille York. Lire d’urgence Circulez ! Y a rien à voir). S’il n’était extrêmement sénégalais, je dirais que je le trouve sombre. Je lui en fais la remarque dans une embrasure de fenêtre.

— T’as pas ton look habituel, je chuchote. Ça ne baigne pas, ce matin ?

— Ça baigne dans le béton, répondit-il.

— Des ennuis, chez toi ?

— Ramadé, ma chère épouse, m’a fait le wadou wahou pendant que je me rasais.

— Ça consiste en quoi ?

— Ce serait trop long à t’expliquer, et d’ailleurs tu te foutrais de sa gueule, avec ton esprit cartésien de merde. Si tu veux, c’est une lecture des présages pour aujourd’hui, car nous sommes entrés ce matin dans le grosso modo du Lion.

— Je ne m’en étais pas aperçu !

— Tu vois, que tu persifles sans seulement savoir. Vous êtes chiés, vous autres, avec vos gueules comme du vomi de bébé.

— Bon, pardonne à un non initié, plaidé-je. Et il racontait quoi, le wadou wahou de ta jolie Ramadé ?

Il renifle, et avec les deux hottes de cheminée qui lui servent de narines, ça fait instantanément un fameux cubage d’oxygène en moins dans la pièce.

— Il racontait de sacrés sales trucs, mon vieux, ça tu peux le croire. Ça va chier des bulles carrées, aujourd’hui ! Du reste, on le sent, non ?

À nouveau, il « carbonise » dix mètres cubes d’atmosphère.

— Je ne sens rien, avoué-je piteusement ; il est vrai que je ne dispose que d’un simple nez normal ! Si l’odeur t’incommode, carre-toi deux balles de tennis dans le pif !

Son regard flétrisseur me déguise en crotte de chien.

— Des cons, j’en ai vu ! fait-il. Ça pour en avoir vu j’en ai vu. Mais des cons aussi cons que toi, je croyais pas que ça pouvait exister.

Bérurier qui s’était éclipsé pendant ce romantique dialogue revient, enceint d’une boutanche de champagne qu’il a été prélever dans un seau où elle se gelait le cul. Le royal breuvage est destiné à fêter la fin de la cérémonie, malheureusement, les papilles gustatives de l’homme des casernes piaffent de trop d’impatience. L’eau de la bouteille dégouline dans le pantalon de Big Apple qui a l’air de souffrir d’incontinence urinaire.

— Je vais dans l’ parc fêter l’ jubilée à médème, murmure-t-il. Ell’ m’ gèle les noix. On se retrouvera à la chapelle.

* * *

— Alphonse Aimé Paul Lerat-Gondin, acceptez-vous de prendre pour épouse Lucienne Eloïse Blagapare, ici présente ?

Il a le visage baigné de larmes, l’amoureux.

— Certes, évidemment, bien sûr, oh ! oui, mais comment donc, affirmatif de toute mon âme ! répond-il.

M. le maire se tourne vers la sorcière.

— Lucienne Eloïse Blagapare, acceptez-vous de prendre pour époux Alphonse Aimé Paul Lerat-Gondin, ici présent ?

— Oui !

Sec, tranchant. Mais l’essentiel, somme toute.

— Je vous déclare unis par les liens du mariage ! déclare le maire.

Ensuite il lit la formule cabalistique par laquelle l’état civil enchaîne deux pégreleux pour le pire et pour le pire, avec des jours pleins de mauvaise humeur et des nuits pleines de mauvaises odeurs.

Un gros registre noir. Les « nouveaux » époux signent. L’organiste est le témoin de la mégère, le faux prêtre celui du marié. J’ignore combien ils touchent pour se prêter à cette sinistre comédie, mais ils jouent le jeu sans se marrer, avec une grande concentration.

Les formalités civiles accomplies, le cortège se forme pour se rendre à la chapelle. Les deux petites filles saisissent la traîne de la mariée, l’époux place son chapeau de forme sous son bras gauche et offre le droit à sa jeune femme.

Fouette, cocher !

Le curé passe en tête, le maire et l’harmoniumiste suivent à deux pas des demoiselles d’honneur ; Jérémie et Bibi fermons la marche.

Pour tout te dire, je me sens vachement glandu d’avoir accepté ce « travail ». Beau début dans ma nouvelle carrière ! Se prêter à la folie de deux gâteux, c’est éclatant comme démarrage ! Je vais margouliner, si j’emprunte ce chemin. Vivre « d’expéditions », comme dit Alexandre-Benoît.

Je contemple ces deux pauvres fantoches en grande tenue sous les frondaisons dépouillées par l’automne (dix en compo franc pour ce bioutifoul cliché, à la communale de jadis).

Ils marchent cahin-cahotant vers le bonheur. Ils tombent en sirop mais sont heureux. Vieux Roméo arthritique attelé à sa Juliette déclavetée. Misère triomphale de l’espèce humaine ! Dinguerie échevelée, porteuse, cependant, de nobles sentiments. Cela s’appelle l’amour ! C’est grotesque et pourtant beau ! Sauvagement beau. Pitoyablement beau ! Ah ! l’étrange mascarade. Défilé de spectres pour film d’horreur.

La chapelle — l’oratoire, plutôt — est trop exiguë pour nous contenir tous, bien que nous ne fussions même pas une douzaine. Seuls s’y trouvent réunis, le prêtre, l’organiste, et les mariés. Dérisoire, une partie de la traîne reste à l’extérieur, toujours tenue par les fillettes boutonneuses. Le maire et nous autres poulets, nous nous plaçons en arc de cercle derrière ces dernières pour assister à la cérémonie.

Le musico de l’harmonium attaque la suite pour clavecin et cassoulet de J.-S. Bach. Le curé laisse déferler l’orage avant de commencer l’office proprement dit. Il salue d’abord ce couple que l’amour a rapproché et qui a décidé de s’unir. Il trémole, ayant répété devant sa glace. Effets de voix, de manches, d’expressions. Intonations vibrantes pour supplier le Seigneur de ceci, cela. Tout bien.

— Tu crois qu’il va célébrer une vraie messe ? chuchote Jérémie qui est catholique et qu’un sacrilège effarouche encore par les temps qui se traînent.

— Ça n’a pas plus de conséquence qu’une messe de cinéma, le rassuré-je. Dieu ne s’en offusquera pas ; au contraire, il doit sourire dans sa barbe floconneuse.

N’empêche que j’ai envie de me pincer pour m’assurer qu’il ne s’agit pas d’un cauchemar ! Ces deux vieux hiboux travestis en mariés, lui, pingouin, elle, de blanc loquée, bouquet virginal, voile, diadème… Et, dessous, des frimes pour catacombes siciliennes. Agenouillés côte à côte sur leurs prie-Dieu tendus de velours grenat, au lieu d’être allongés sur un cataflaque ! Si funèbres qu’on a envie de se sauver en hurlant.

Des feuilles mortes ultimes choient des arbres et tombent avec un bruit de papier froissé. Le parc sent l’humus, la terre en partance dans les hivers pour s’y refaire une santé. La nature désarme. La grande bâtisse grise, à la façade déjà lépreuse, raconte des histoires épouvantables avec son pignon carré et ses portes-fenêtres sans rideaux qui reflètent la morosité du ciel.

Il fait frisquet. Je frissonne dans mon imper au col relevé. Ma honte d’être ici, à assister à des guignolades, ne fait que croître. Béru, légèrement à l’écart, compisse (champagne oblige), un massif de rhododendrons. Toute cette scène est saugrenue, indécente. On a envie d’appeler des ambulanciers et de faire embarquer ces deux sinoques à Charenton, pour, tout de suite après, virer les « comédiens » à coups de pompe dans les meules.