Il darde sur moi un petit regard de lézard en train de se faire chatouiller l’homme, Achille.
— Vous ne connaissez pas ma dernière création ? jubile-t-il. Un service de renseignements éclair réalisé par ordinateur cette fois. La France entière est fichée, mon vieux : votre concierge, votre boucher, la petite pute qui vous turlute la guiguite. Je balance n’importe quel blase à Léquipage, et hop ! quelques minutes plus tard, je sais tout de la personne qui m’intéresse : si elle a payé ses impôts, la couleur de ses poils pubiens, ses vices. Ah ! vous croyez que j’ai perdu mon temps depuis votre départ ? Zob, Antoine ! De l’avant ! Progrès ! J’ai enfin réalisé le rêve de tous les flics depuis que la profession existe : tout savoir sur tout le monde. Si je vous disais… Il m’est arrivé de demander ma propre fiche, pour vérifier l’efficacité du service. Marrant, non ? Je l’ai sur moi. Tenez…
Il sort un larfouillet de croco, en extrait un papelard chiottard, genre pelure, sur lequel courent ces caractères irréels imprimés par des claviers pas catholiques.
Nous en lit un passage seulement, jugeant le reste incomestible.
— « … homme d’une grande galanterie, très porté sur le beau sexe bien que, depuis un certain temps… »
Il cesse de lire, murmure :
— Nanananère… Tout ça sans importance… Attendez ! Voilà ! « Toujours accompagné de superbes créatures qu’il couvre de gâteaux… pardon, de cadeaux, desquelles il exige la pratique de la fellation, étant donné qu’il ne… Nanananère… Ah ! Voilà ! Possède une vaste culture. Homme d’un tempérament tyrannique, exigeant beaucoup de ses collaborateurs, mais sachant, le cas échéant, leur témoigner de manière expansive sa sympathie. » Très important, non ? Et si juste !
Il relit, en phrasant bien, style Comédie française :
— « Exigeant beaucoup de ses collaborateurs, mais sachant, le cas échéant, leur témoigner de façon expansive sa sympathie. » C’est tout moi ! C’est archi moi !
Il essuie ses yeux pour le cas où des larmes y déferleraient, mais la précaution est superflue. Avec un soupir, il remise le document.
— La France entière sur ordinateur, fait-il. Beau, non ? C’est du résultat, ça ! Mon ministre était fou de joie lorsque je lui ai montré ce nouveau service. Personne ne peut passer à travers les mailles de mon filet géant, mes amis ! Le président de la République lui-même y est fiché. Je vous montrerai sa petite partition, à titre confidentiel. Il y est question de ses fameuses bergeries, de ses balades à vélo… Quel homme ! J’aime qu’un chef d’État baise, messieurs, ça me rassure quand je pense à ces cons d’Américains qui écartent les virils du pouvoir ! Ah ! les tristes gueux ! Pour lors, qu’ont-ils à la Maison-Blanche ? Des non-bandants avec leurs tristounettes bobonnes ! Ou des Pères la pudeur qui enfilent des gants de caoutchouc pour se laver les testicules. En France, heureusement, nos dirigeants sont des tendeurs, gauche et droite confondues ! Compulsez l’agenda d’un politique si vous en avez l’opportunité. Vous y découvrirez d’obscures mentions à la rubrique « après-midi » : soins esthétiques, séance de culture physique, essayage tailleur, etc. Zouzou, ma chère âme, cessez d’écarter vos ravissantes cuisses à l’intention de ces messieurs pour les tourner un peu vers moi. Soyez fair-play, ma douce, et n’oubliez pas que, chaque fois que vous me demandez l’heure, je vous offre une montre, gourgandine chérie !
Le téléphone vrille nos tympans. Achille dégoupille.
— Ah ! Léquipage ! Déjà ! Bravo ! Alors ?
Il écoute et, poussant un bloc vierge dans ma direction, m’invite nettement à prendre des notes. Il lance, par saccades :
— Bézuquet Gaston… né à Charleville-Mézières… le… On s’en branle, mon grand. Entrez dans le gras. Ça urge… Les études, on s’en tartine également la peau du zob. Sa carrière ? Les fourberies de quoi ? De quel calepin parlez-vous ? Ah ! les Fourberies de Scapin ! Au théâtre du Lumignon ? Qué zaco ? De la roupie de sansonnet ! Je vois : un traîne-lattes ! Des doublages de films, oui. De la synchro. Un minus. Un sous-con ! Plusieurs fois poursuivi par le fisc. Des chèques en bois ? Ben voyons… Trois mois avec sursis pour carambouille. Il avait revendu des marchandises achetées à kroume et non payées ? Je situe le gonzier ! Vous dites ? Il a été marié. Un enfant… Une fille ?
Là, je sursaute.
— Deux ! soufflé-je.
— Vous êtes certain que ce n’est pas deux filles, Léquipage ? Votre ordinateur de mes deux n’en aurait-il pas omis une ? Non ! Certain ? Aucune bavure possible ? Zouzou, mon cœur ! Vous n’allez pas faire une pipe à Bérurier devant tout le monde ! Comment ? Non, Léquipage, ce n’est pas à vous que je m’adresse. Donc, une seule fille ? En résumé, nous avons affaire à un minable. Il vit de la pension de veuve de sa mère, la plupart du temps. C’est la vieille qui paie la location et le boucher. Et ses vices, Léquipage ? Ses vices, à Bézuquet Gaston ? Vous dites ? Les putes ? Il tire rue Saint-Martin avec d’affreuses pouffes ? Des obèses ? Bottes de cuir, culotte noire, fouet ? Mazette ! môssieur ne se refuse rien. Moi, le fouet, je n’ai jamais été partant, Léquipage. Ça fait mal quand on le reçoit et ça fatigue quand on le donne. Rien ne vaut la pipe, mon cher. Zouzou ! Vous n’allez pas me sucer ce gros porc en public ! Un peu de tenue ! Mais non, Léquipage, ce n’est pas à vous que je parle, combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? Bon, rien d’autre sur cette basse racaille de Bézuquet Gaston ? Merci, nous ferons avec ce que vous nous offrez !
Il raccroche.
— Intéressant, messieurs, n’est-il pas vrai ? Votre traîne-patins n’a qu’une fille, or il en a emmené deux à la fausse noce, en prétendant que c’était les siennes. Ça cache quoi ? Il espérait palper un cachet supplémentaire et a emprunté la gosse d’un voisin ? Venez, tous en selle ! Nous allons le lui demander.
— Ce n’est pas l’heure légale, allègue Jérémie.
Mais le Daron se vrille la tempe.
— Écoutez-moi cette fleur des neiges ! Il est permis de rendre visite à un ami à toute heure du jour ou de la nuit, non ?
CHANT 16
Tu nous verrais, empilés comme sardines en Rolls dans la Royce du Vieux, tu penserais à un film du muet. Son vieux chauffeur britiche, à Achille, impec, centenaire, rosbif à ne plus en pouvoir, drive comme un robot revu et corrigé par le musée de la mère Tusseaud. Béru et Blanc, faisant contre promiscuité bon cœur, sont tassés sur le siège passager. De l’autre côté de la vitre coulissante, t’as le Dabe, sa Mlle Zouzou et ma pomme, le bras passé dans l’accoudoir garni de velours. Phantom, la tire. Haute sur pattes. On y « monte », quoi ! Carrosse pour Cendrillon de Buckingham. Elle sent le très vieux cuir, le parfum délicat, la high society qui se lave bien le fion, et change de linge de corps trois fois par jour.
On a expédié l’inspecteur Touccont à Louveciennes afin d’y récupérer ma Maserati. Le Dabe lui a bien précisé que si on la retrouvait avec une éraflure, ce serait lui qui carmerait les dégâts, et qu’en suce, il aurait droit à une mutation dans un commissariat périphérique.
On roule en direction de Courbevoie. Une petite pluie noctambule poudraille le pare-brise, mais les balais silencieux des essuie-glaces tracent deux larges éventails de « visibilité » sur la vitre.
— Je ne pense pas que ce soit Lerat-Gondin l’assassin, murmuré-je soudain.
— Ah ! oui ? répond le boss d’une voix qui s’intéresse mal à ce qu’on dit.
Faut t’expliquer que la Zouzou est en train de lui fourgonner le futiau, tenter d’éveiller le cochon qui pionce. De sa seconde main, c’est le mien qu’elle fourbit. Mais comme je suis amoureux fou de Marika, je bande d’une queue distraite.