— Dites, mon p’tit loup, v’z’allez pas nous péter une pendule ! J’le sais que Coquette a pas la taille mannequin mais c’est justement ce qui la fait apprécier des dames. Une fois en place, vous n’en voudrez plus d’aut’. Attendez, bougez pas, j’vais voir si y aurait pas un peu d’beurre en cuisine pour faciliter nos r’lations, poulette.
Je referme la fenêtre.
— De quoi s’agit-il ? s’informe Achille.
— Blanc et Bérurier qui se chamaillent, pieumen-songé-je ; ils ne peuvent pas se souffrir.
Le dirluche hausse les épaules.
— J’aimerais assez les voir se flanquer une peignée.
Salingue, le Vioque ! Voyeur sur toute la ligne !
Grojoly and gerce se mettent tout de même à raconter les tribulations du jour de la famille Bézuquet.
En fin de journée, leurs voisins ont reçu la visite d’une ravissante jeune femme blonde. Ils pensent avoir déjà aperçu cette dernière l’avant-veille, en compagnie d’un beau gosse qui me ressemblait (tu parles !).
La visiteuse est restée longtemps à la maison. Puis une deuxième auto est arrivée, une grande chignole noire aux vitres teintées. Deux hommes en sont sortis qui ont foncé droit sur le pavillon des Bézuquet (note que les deux constructions contiguës sont rigoureusement semblables, mais que celle des Bézuquet est un « pavillon », alors que celle des Grojoly est une « villa »). Dix minutes plus tard, tout le monde est reparti : les Bézuquet, la « personne » blonde, les deux bonshommes. C’est un des deux derniers arrivants qui s’est mis au volant de la voiture de la fille blonde.
Bon, je lis dans le texte, cette sombre histoire. Elle est claire, malgré les apparences. Ma téméraire Marika ayant dûment phosphoré, est arrivée à la conclusion que Gaston Bézuquet était coupable. Au lieu de m’attendre at home, elle a voulu, en bonne petite aviatrice qu’elle est[8] voler de ses propres ailes. Mal lui en a pris car, se voyant confondu, Bézuquet a prévenu des gens malencontreux qui sont arrivés en renfort. L’équipe a décidé de filocher en emportant ma Suprême ! Sale affaire ! Et qui tourne bizarroïdement à la cagate ! On déborde du cadre de la chapelle et des drôles de gens de Louveciennes pour déboucher sur « autre chose ».
L’Achille, il est parfait. Assis, les jambes croisées, le pli de futiau de sa guibolle supérieure tiré au cordeau, un bras passé sur l’accoudoir de son siège, les mains chastement croisées. Il est relaxe, élégant, à l’aise dans sa peau et dans son smok, le vieux singe savant. À le regarder, je pige qu’on ne pouvait pas se quitter, les deux. Pas « comme cela », toujours est-il.
Il questionne, badin :
— Les Bézuquet, en partant, étaient encore accompagnés de leurs « deux » fillettes ?
— Moui, moui ! que répond l’aquarium mal tenu.
— La dame blonde marquait-elle quelque réticence à les suivre ? enchaîné-je.
— Non, non.
— Vous avez eu l’occasion de vérifier les plaques minéralogiques des deux autos ? demandé-je encore.
Pourquoi cette question saugrenue, mon cher Bazu ? Je vais t’expliquer. Dans ces banlieues sous-cutanées, non lacustres et parfois insalubres, les retraités, surtout en couple, n’ont plus qu’un sport en dehors de la télé, c’est de guigner ce qui les entoure. Le va-et-vient extérieur constitue leur pâture. De plus, j’ai avisé, accrochée au radiateur de chauffage central placé sous la fenêtre, une paire de jumelles sans étui. Elles pendent par leur dragonne au bouton de réglage, ce qui montre qu’on s’en sert à tout moment et qu’elles font partie intégrante de la vie de la maison.
Ma question déconcerte un peu Isidore (je viens de décider de l’appeler Isidore, mais je ne voudrais pas te heurter, et si ton vieux père se prénomme ainsi, je peux te le débaptiser à l’œil !) car elle sous-entend qu’il laisse se développer une curiosité proche de l’espionnage.
Pour le convaincre, je désigne les jumelles.
— Un ancien sous-officier comme vous, ça ne laisse rien échapper et ça demeure vigilant.
Pourquoi sous-officier ? Parce qu’une croix de quelque chose est encadrée dans le salon, flanquée de l’état de services l’ayant valu à son récipiendaire (récipient d’air).
— Effectivement, attaque l’aquarium. En ces temps d’insécurité et compte tenu de… du… des…
Le voilà qui me pompe l’air avec une laborieuse préface à la syntaxe mordorée, pour justifier l’emploi des jumelles.
Faut pas le troubler. Quand il se sera fourni à soi-même les meilleures raisons du monde d’être un infâme pipelet nauséabond, il crachera le morcif.
On perçoit, provenant de chez les Bézuquet, une nouvelle rafale de cris. Mais de liesse cette fois. Encore une manifestation vocale de miss Zouzou qui clame qu’« Oh ! oui ! Oh ! oui ! Oh ! oui… Plus vite, gros cochon ! ».
Le Vieux, distrait par la clameur, soupire :
— Blanc et Bérurier ne sont pas sortables, décidément !
Est-il dupe ? Je ne le pense pas. Il assume comme il peut. Ne sait que trop bien qu’à son âge les tringlées épiques, la charge cosaque, l’empaffade gauloise c’est plus de son ressort (à boudin). Qu’il n’a droit qu’aux restes ou aux hors-d’œuvre. Et encore parce qu’il porte beau, roule carrosse et a de la fortune personnelle.
Mais dis, tu penses aux démunis ? Aux grands vieillards sous la lune, perdus dans les froidures de l’âge, et dont le panais pend, pend, pend sempiternellement, pend à ne plus en pouvoir, à ne plus jamais contempler le soleil au fond des cieux, pend comme le balancier d’une pendule arrêtée, pend, pend, pend, sans esprit de retour, sans la perspective d’une turlute professionnelle, sans l’espoir d’une réanimation momentanée, un jour, un seul, juste pour dire, juste pour voir, juste pour se souvenir ! Ah ! infortunés vieillards non fortunés, qu’on ne mâchouillera plus et dont aucun doigt expert ne titillera le gland ni les bourses pour un ultime adieu à l’espèce ! Ah ! chers vieux génaires démunis qui n’ont plus de rigide que l’impuissance, comme je pense à vous ! Quelle joie j’aurais à vous payer une pute. Ce serait ma tournée ! Mon aide et assistance à personne âgée en danger d’inertie ! Comme je voudrais lever une armée de filles courageuses, valeureuses, pour vous gloutonner les roustons, vous pomper, vous carrer, si besoin était, le doigt dans le fion afin de rétablir des déclics salvateurs. Ah ! souffler dans vos braguettes rances pour les faires gonfler ! Changer en os vos peaux mortes ! Vous redonner l’éclat du beau zob joufflu, rubicond, dodelineur et raide, raide, raide à en casser les noix de coco ! Ne renoncez pas, vieillards sans ressources. Ne faites pas de votre slip dépenaillé un mausolée. Il ne faut pas « qu’ici repose ». Oh ! que non ? Jamais ! Ici remue, ici s’agite, ici frétille Mister Dupaf. The king ! Le membre à tout jamais régnant de vos attributs. Amen.
Et je laisse Pépère à ses mélancolies de l’âge, à ses sombres acceptations, pour me consacrer à l’aquarium.
Isidore Grojoly (de la villa « Mon Rêve »), le guigneur, le veilleur, la vigie du quartier.
Il parle :
— La première voiture (en conséquence, celle de Marika) était une 205 Peugeot rouge, immatriculée dans les Yvelines. L’autre, une grosse Volvo noire immatriculée dans l’Oise, car le 60, c’est bien l’Oise, n’est-ce pas ?
Je le lui confirme.
— Telle qu’elle était stationnée, je n’ai pas pu lire la plaque minéralogique. Je n’ai aperçu celle-ci qu’au moment du départ, brièvement. Le 60 final, j’en réponds. Mais les autres chiffres, tout ce que je peux vous assurer, c’est que c’était des 1 et des 7, impossible de vous préciser combien il y en avait et dans quel ordre. En outre, je n’ai pas distingué les lettres car il y avait une feuille morte plaquée dessus.