L’aquarium se tait. Je l’embrasserais bien, tant est vive mon allégresse, mais je n’ai pas d’alcool à 90° sur moi pour me désinfecter postérieurement. Aussi me contenté-je d’une poignée de main valeureuse, de celle qu’on réserve aux héros qui n’ont pas été tués.
Il s’enorgueillit ; et comme je le comprends !
— Eh bien, monsieur le directeur, nous avons bigrement progressé, grâce à votre magistrale initiative, fais-je, en regagnant le gîte des Bézuquet.
Mais ma basse flatterie ne le sort pas de sa torpeur turpide. Il marche dans ses désilluses, le cher homme. Et sa Légion d’honneur, pour lui, est comme la nuit. Avant que de nous engager dans le passage bordé de plates-bandes conduisant au logis du comédien foireux, il s’arrête, me saisit le bras.
— Antoine, chuchote-t-il, d’homme à homme, les yeux dans les yeux, vous allez me jurer une chose : plus jamais cela !
— Plus jamais quoi, monsieur le directeur ?
— De démission, d’abandon. C’est lâche. Il faut me pardonner mes éclats, voyez-vous, mon petit. Je vais vous confier une chose que vous ne répéterez à personne : je suis vieux, Antoine. J’ai droit au pardon, voire aux excuses. Sans votre présence, je périclite. Je me fane, m’étiole, me gomme. Vous êtes ma vigueur, Antoine. Mon soleil de minuit ! Je tiens à vous comme au fils que je n’eus jamais. Les affaires ne m’intéressent qu’à travers votre énergie, sinon elles me font chier, Antoine. Profondément ! Cette histoire du massacre dans la chapelle de Louveciennes, mais j’en ai rien à branler, moi, mon petit. Qui a tué qui, et pourquoi, ça vous intéresse, vous ? Moi ? Regardez ?
Il tire un bras d’honneur si violent que le fermoir de sa montre en gold s’ouvre. Mais comme c’est une Cartier, elle ne quitte pas pour autant son poignet !
Il est émouvant, soudain, le Vieux, dans cette venelle de banlieue où l’air pue le produit chimique et la morte saison complètement morte.
Alors je le saisis dans mes bras, comme on le fait avec un père longtemps quitté et enfin retrouvé. Le berce contre moi, embrasse son crâne lisse qui sent l’eau de toilette à cent mille balles la bonbonne. Il me chiale contre, Achille. Tant tellement l’existence coince, cette nuit. Tant tellement il se rend bien compte de l’insanité de tout ça, bordel à cul ! Et ce qu’il faut d’impossible courage pour rester en activité à son âge, même pour vivre bonnement. Parler à des gens, brancher la radio, prendre de l’Alka-Seltzer, traverser la rue, prier le Seigneur, écouter se délabrer son corps… Et continuer de faire croire, se montrer péremptoire, bouffer des chattes ! Tout le reste, encore ! L’harassement le prend dans sa tête, ce vieux mec. Naturellement qu’il s’en bat l’œil de l’affaire Lerat-Gondin. Et toutes les Mlles Zouzou de la planète, attifées sublimes, oh ! la la ! ce qu’il leur passerait outre, mon Chilou ! Des nostalgies de charentaises le remue-méningent ; il voudrait enfin lire la Pléiade devant un feu de bûches en suçant des bonbons au miel ! Vérifier l’à quel point ils avaient déjà tout pigé et tout dit, les classiques en perruque. Et qu’on est là, comme des petits cons, à s’efforcer sur nos pots de chambre de misère, les grands écrivains d’aujourd’hui.
Il presse mes bras, l’Achille.
— Tu ne me quitteras plus, mon Antoine.
— Non, non, patron, plus jamais.
— Quand je te vois privé de ta carte de police ! Un homme comme toi ! Ça te ferait plaisir que je licencie cette sous-merde de Mathias[9] ?
— Même pas, patron. Il n’y a rien de plus débectant que la vengeance. On en rêve, mais quand il vous arrive de l’assouvir, ensuite on se sent con et désemparé comme après un enterrement.
— T’as raison, Toinou. On va se contenter de le faire chier.
— Là, je ne dis pas non, car je ne suis pas un saint.
— Il faut récupérer ta gerce, grand.
— Ça s’impose.
— Elle est si choucarde que le dit Béru ?
— Plus !
— La pointe ?
— Fabuleuse !
— Tu l’aimes ?
— Il me semble que oui.
— Ma nouvelle Zouzou, tu la trouves comment ?
— Superbe.
— Mais pétasse à ne plus en pouvoir, non ?
— Je la connais mal, monsieur le…
— Mon œil ! Tu l’as compris au premier regard, un type de ton expérience, tu penses ! Le Gros l’a tringlée pendant qu’on était chez ces crevures, d’accord ?
— Oh ! vous croyez ?
— Ne fais pas l’hypocrite, Antoine. D’ailleurs, toutes les connasses que je lève sont des demi-mondaines, comme l’on disait de mon temps. Des péteuses qui aiment les bains de champagne et les bijoux. Quand on a de l’âge, grand, et qu’on lime en se tenant la queue, on ne peut pas prétendre au premier choix, comprends-tu ? Je me suis fait une spécialité de bouffeur, comme tous les croulants. Croquer du clito, ça devient une passion. Lorsque t’as fait reluire une sœur à plusieurs reprises avec ta menteuse et qu’elle est bien béante et lubrifiée, tu hasardes ton pauvre paf ; mais il se fane en trois allers et retours : il y a une incoercible mésentente entre lui et ta volonté. Quand je pense au temps pas si lointain ou je régalais une polka des heures durant sans dégoder, mec ! Elle grimpait aux rideaux et appelait sa daronne en chinois. Et puis te voilà repassé, vieux con mollasson. Ah ! profites-en, mon gamin ; profites-en bien, c’est pas durable. Goinfre-toi de fesses, Antoine, pendant que tu peux opérer des prestations de concours.
— Vous parlez bien l’argot, patron, complimenté-je.
— Pour vous recréer, chère bande de loustics qui m’êtes devenus indispensables, uniquement pour vous recréer. Bon, allons usiner ; le temps presse, ta souris doit paniquer.
— Pas elle, patron, jamais. C’est la petite mère-grand la plus courageuse que j’aie jamais rencontrée.
On retourne au pavillon des Bézuquet. Mlle Zouzou gît sur le canapé, anéantie, le pot dévasté par un séisme nommé Béru. Le Gravos, quant à lui, se refait un foutre en éclusant une boutanche de gros rouge d’épicemard. Il a l’œil et la pommette luisants ; ce grand contentement du mâle qui vient d’en caramboler une nouvelle est étalé sur son beau visage d’être tellement inculte qu’il ne s’en aperçoit pas. Un sourire de maquignon donne une expression sinistre à cette face de pourtant brave homme.
— Alors, les cracks, nous lance-t-il impertinemment, du nouveau ?
Achille qui ne peut supporter sa suffisance de biteur essoré ne répond rien et va tuber à son fameux service pour lui demander à qui appartient une Volvo noire immatriculée dans l’Oise dont le numéro minéralogique ne se compose que de 1 et de 7.
— Tu as une seconde ? me demande Jérémie, renfrogné.
Il m’entraîne à l’écart d’un hochement de tête et sort de sa poche une minuscule figurine haute de cinq centimètres à peine, représentant Satan, fourchu, cornu et grimaçant. L’objet est en jade. Au dos de ce supposé démon, est gravée une formule latine que je ne peux déchiffrer, n’ayant jamais pratiqué cette langue morte (mais rassure-toi : je suis resté très simple malgré mon inculture).
— Qué zaco ? fais-je en espagnol.
Le Noirpiot déclare :
— J’ai trouvé cette babiole dans un coffret simili persan, lui-même placé dans l’armoire de la chambre qu’occupe Gaston Bézuquet.
— Fort bien. Et il offre un intérêt quelconque ?
— Je n’y aurais pas pris garde si, tout à l’heure, à Louveciennes, je n’avais trouvé le même, que voici (il en sort un de son autre poche) dans la chambre à coucher des Lerat-Gondin.
9
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