Derrière le rade, un obèse asthmatique lit dans Paris Match, la vie édifiante de Stéphanie, dont à laquelle la France entière est suspendue depuis son premier Tampax.
Je viens, sur la pointe des pieds, troubler sa lecture laborieuse.
— Le château de la Damnation, je vous prie ?
Il achève posément son paragraphe, car, étant semi-analphabète, il ne retrouverait plus la phrase en cours de décryptage s’il la lâchait. N’ensuite, il pose Match sur le rade, appuie son gros doigt majuscule sur la dernière ligne lue et me considère d’un œil pas tout ce qu’il y a de bienveillant.
— Y a messe noire de minuit ? il fait d’une voix d’eunuque enrhumé.
— Pourquoi ? je rebiffe.
— Pour rien, répond-il. Le château, c’est au bout du chemin de l’abreuvoir, rue de l’abreuvoir, derrière l’abreuvoir. Je vous sers ?
— De guide, réponds-je, ce dont je vous remercie. Mes respects au prince Rainier s’il se trouve dans l’article.
Et je retourne à la Rolls.
Moi je veux bien appeler « château » ce genre de bâtisse, mais je trouve quelque part le terme usurpé. Il s’agit en fait d’une maison de maître, avec une façade tarabiscotée, un étage, des combles aménagés et un parc en bois d’hiver. Avant toute chose, j’aperçois la 205 Pigeot de Marika sur un parking couvert, à droite de l’entrée, en compagnie de la Volvo noire et de quelques autres véhicules courants. Je jubile intérieurement : nous n’avons pas fait long pour retrouver ma Danoise bien-aimée, décidément !
Achille murmure :
— Par quel bout attrapons-nous ce problème, selon vous ?
— Quel problème ? s’insurge Béru.
Il dégaine son feu, un vieux Ceska tchèque, calibre 7,5 dont il est seul à pouvoir se servir, tellement qu’il déporte à droite (ce qui est pas catholique pour une arme d’un pays de l’Est).
— Blanc, Béru et moi allons nous présenter au château, fais-je. Avant une demi-heure, nous vous donnerons de nos nouvelles, patron. Si ce n’est pas le cas, usez de votre téléphone de bord pour réclamer des renforts. Vous dirigez depuis votre P.C., ce qui est normal.
J’ai eu la phrase déterminante.
— En effet, San-Antonio, je dirigerai depuis ma Rolls. Avez-vous besoin que mon vieux chauffeur vous assiste ? Il est britannique, mais c’est un homme efficace, et qui sait cartonner lorsque ça s’impose.
— En ce cas, qu’il vous couvre si besoin est, patron, dans l’hypothèse où les gens du château nous auraient neutralisés et qu’ils opéreraient une reconnaissance à l’extérieur.
Avant de nous manifester, je vais couler un regard par l’une des fenêtres éclairées. La scène que je capte par une maljoignance des rideaux n’a rien qui fasse peur. Je distingue un salon très classique : sièges rembourrés cuir, style pseudoanglais, cheminée de marbre blanc, avec une Diane-pendulette dorée dessus, et une glace à la con dans son cadre à la con. Vieux tapis, vieux meubles d’acajou, lustre à prétention hollandaise, des tableaux à se cagater dessous. La morne bourgeoiseté dans toute sa pompière hideur. Le truc qu’on se transmet de père à fils jusqu’à ce qu’on tombe sur un loustic qui joue au con, se came, fait la foiridon et bazarde le foyer avec encore le grillon dans la cheminée, pour s’acheter quelques joints.
Les personnes présentes ? Deux hommes pas très jeunes, avec des frimes un chouia bizarres, Gaston Bézuquet et Marika.
Je respire en constatant qu’elle n’est pas entravée et qu’elle a pris place dans un fauteuil, devant la cheminée où flambe un grand feu de belles bûches. Futée comme je la sais, ma Merveilleuse a réussi à inspirer confiance à ces tocards et je me demande si j’ai tort ou raison de tenter un coup de main pour la délivrer. Je suis convaincu que, seule, elle s’arracherait de ce guêpier !
Pourtant, maintenant que nous sommes à pied d’œuvre, je ne m’imagine pas remballant mes troupes d’élite, tels des soldats de plomb dans leur boîte, pour rentrer me coucher. Surtout sans elle !
Mes deux lascars m’observent, placardés derrière un gros massif de buis taillé en forme de bouteille.
Je gravis le perron et tire mon cher sésame, ce délicat engin que m’offrit, voici lurette, un malfrat de la Santé qui m’avait à la chouette. Je lui avais rendu visite au parloir afin de lui annoncer, avec ménagement, le décès de sa mère, et, en guise de reconnaissance, il avait sorti de sa fouille cette chose qui n’aurait pas dû s’y trouver, en me disant : « Prenez ça, commissaire. Dans votre job, je suis certain que vous en avez l’emploi. Je l’ai fignolé pour essayer de m’arracher d’ici, mais maintenant que plus personne ne m’attend… ». Il y avait des larmes sur sa pauvre gueule de voyou, je me souviens. L’une d’elles a dégouliné jusqu’à la fossette qui marquait profondément son menton, comme à Kirk Douglas. Une autre l’a rejointe, ça a formé comme un minuscule cratère empli d’eau de pluie. Moi, gêné, je tripatouillais le sésame. Et lui, raffermissant sa voix, m’expliquait de quelle manière on devait l’utiliser. Ça fait des années que je te parle du charmant outil, sans t’en préciser la provenance. Et puis, tu vois, c’est ce soir, au tournant d’une phrase. On s’épièce selon des caprices intérieurs, des élans imprévisibles. Faudrait pouvoir s’offrir en bloc, se livrer en entier, bien complètement ; mais on suit le vent des instants, qui vous pousse selon ses humeurs.
Alors j’enquille la petite tige modulaire dans le trou de la serrure, je gravite le bougnazal landolfi de jugulation douce. Deux tours à droite. Ça résiste. Un tour à gauche. Puis encore à droite en donnant du jeu à la molette trépignante mixte. J’espère que ça va jouer ! Il n’a qu’un ennemi, le petit sésame : le verrou. Là, il déclare forfait ; à moins que ledit ne soit commandé par une serrure, auquel cas il cesse d’être véritablement verrou. Mais non, tout s’opère juste. La porte exhale un soupir ; y a plus qu’à la pousser.
Avant d’entrer, je coule un coup de périscope dans le hall : nobody. J’adresse alors un signe à mes deux loustics pour leur signifier qu’ils devront intervenir en différé, après avoir suivi mon comportement par la fenêtre. Jérémie opine.
J’entre.
Une sale odeur m’outrage l’olfactif. Une puanteur de gibier faisandé et de plumes brûlées. J’avise, au fond du hall, une espèce de chapelle ardente qui ferait frissonner un hippocampe. Une toile de deux mètres sur trois représente Lucifer dans son environnement naturel, c’est-à-dire des flammes. Il est d’autant plus terrifiant qu’il a un visage humain et qu’il ressemble peu ou prou à une bonne douzaine de personnes que je connais. Un arceau d’ampoules électriques rouges avive ses couleurs flamboyantes.
Devant la peinture, il y a un brûle-cierges d’église ; les bougies forment une rampe de feux vacillants. Au-dessus de leurs mèches allumées, on a suspendu des chouettes en putréfaction, et ce sont ces oiseaux morts qui dégagent cette puanteur insoutenable.
Un spasme me conduit aux abords de la dégueulanche. Si je sortais de table, sûr et certain que j’irais de mon voyage.
Le sentiment d’être observé me pousse à lever la tête en direction du premier étage. J’avise, embusquée derrière les gros balustres Louis XIII, une étrange créature, naine, à coup sûr, avec des yeux intenses, d’un bleu insoutenable. Je lui adresse une espèce de salut de la main et je me dirige vers le salon, le camarade Tu-Tues fiché dans mon bénouze, à gauche du nombril.
La porte n’étant pas fermée, il me suffit de la pousser légèrement. Je pénètre dans la vaste pièce que termine le grand feu de bûches. Mon arrivée mobilise l’attention, sans toutefois créer le moindre mouvement de panique.