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— Pardonnez cette visite nocturne, mes frères, dis-je en m’avançant, le sourire aux lèvres, je voulais seulement vous éviter la peine de ramener mon amie à la maison.

Je continue d’avancer. Marika me contemple en souriant. Bézuquet se ratatine dans son fauteuil. L’un des deux hommes que je ne connais pas encore se lève et s’approche de moi, la main tendue, plein d’urbanité.

— Albert Satana, se présente-t-il.

Je serre sa dextre brûlante. Il a un regard comme sur les affiches de films d’épouvante, tu sais, l’iris est cerné de rouge et l’intensité du regard forme laser.

— Voici notre Maître des Maléfices, Eloi Dutalion.

L’autre mec ne bronche pas. Lui, il a l’air sculpté dans un bloc de gelée blanche. Il est chauve, la bouille en poire, les pommettes plates avec des reflets bleuâtres. Il a un œil qui surveille Moscou, tandis que l’autre fait du charme à Washington, si bien que lorsqu’il porte le regard sur toi, t’as envie de te déplacer sur la droite ou sur la gauche pour qu’il puisse te capter.

— Ravi ! laissé-je tomber.

Je m’approche de Marika. Elle me tend ses beaux bras voluptueux pour m’attirer à elle.

— Comment as-tu su que j’étais ici, mon amour ? roucoule ma tourterelle du Nord.

— L’enfance de l’art, chérie. Je suis retourné chez ce bon Bézuquet et j’y ai retrouvé le châle que tu portais aujourd’hui. Comme notre ami est flanqué de voisins curieux, j’ai appris que tu étais repartie à bord d’une Volvo noire immatriculée dans l’Oise à l’aide de 1 et de 7 uniquement. Dénicher l’adresse de Satana n’avait dès lors rien de sorcier (si j’ose dire, compte tenu des idées philosophiques qui sont développées ici).

Satana me darde de son surprenant regard de science-fiction.

— Puis-je vous offrir un verre ? demande-t-il.

— Vous voulez dire un philtre ? plaisanté-je. Non, merci, cher monsieur.

— Vous êtes venu tout seul ? questionne le dénommé Eloi Dutalion.

— Qui, pourquoi ?

Il ne me précise pas la motivation de sa question, encore que je la devine.

Bon, il se fait tard, faudrait voir à s’orienter vers le positif.

— Vous êtes le fondateur des « Disciples de l’Ange Rebelle », monsieur Satana ? lui fais-je aimablement, comme un qui demanderait à une mercière si elle a créé ou racheté son fonds de commerce.

— Cofondateur.

— Il s’agit d’une secte, d’une religion ?

— D’un mouvement de pensée.

— Basé sur le culte du Malin ?

— En gros, oui, mais une démarche spirituelle comme la nôtre ne se résume pas aussi sommairement. Si vous êtes intéressé, je peux vous proposer notre catéchisme, voire vous faire donner des cours initiatiques.

Y a-t-il de l’ironie dans sa proposition ? En tout cas elle ne transparaît pas sur son visage et il garde son expression grave, presque soucieuse.

— C’est extrêmement gentil de votre part, monsieur Satana, mais pour l’instant, je suis davantage axé sur le matérialisme.

Je me suis assis sur l’accoudoir du fauteuil où se tient Marika et lui caresse doucement la nuque en parlant. Ces lascars à demi siphonnés m’inspirent une obscure répulsion. Je sais qu’il s’agit de gredins de la pire espèce, de ceux qui jouent de la dinguerie pour éponger leurs semblables, les écrémer jusqu’au trognon. Un peu « dérangés » eux-mêmes, ils savent rendre leur folie opérationnelle. Et moi, bien posé sur mes paturons, la gamberge rodée (ce qui est blanc est blanc, point à la ligne !) je laisse se dérouler mon moulinet.

— Ainsi, monsieur Satana, poursuis-je, je n’ai en tête qu’un objectif : découvrir ce qui s’est passé à Louveciennes, dans la curieuse chapelle des Lerat-Gondin.

« Vous êtes au courant de cette étrange affaire ? insisté-je. Elle a dû porter un coup à votre « mouvement de pensée » puisque plusieurs de vos membres ont succombé. »

Satana continue de me fixer comme s’il cherchait à m’hypnotiser ; et tiens : tu veux parier qu’il est en train de se défoncer le sub, l’apôtre ? Il doit disposer d’un pouvoir, ou croire qu’il, ce qui est pareil. Je dois me montrer sujet rebelle, comme l’Ange, car ses yeux de chat en train de déféquer ne me font ni chaud, ni froid.

Mais il y a des sujets sur lesquels ça doit marcher. Des personnalités perméables qui se laissent violer comme des filles de ferme. Note que j’ai connu une fille de ferme, jadis, que j’essayais de pointer et qui n’a jamais rien voulu chiquer, malgré mon charme certain et mon physique de théâtre. J’ai beaucoup médité sur cet échec, par la suite, et j’en ai conclu que j’étais trop intelligent pour lui plaire. Je lui faisais peur, comprends-tu ?

Satana doit réaliser que son fluide est inopérant et qu’à tout prendre, il aurait plus de succès avec du fluide glacial, car un certain « relâchement » se produit dans sa personne. Son énergie se débande, son regard lâche prise.

— Histoire plus que singulière, fais-je, pour ne pas dire histoire de fous ! Ce couple de gens âgés qui, chaque année, reconstitue ses noces ! Le mari est éperdu d’amour, et pourtant sa bonne femme est nympho. Elle va même jusqu’à tourner des horreurs dans un film porno ! Et il visionne la cassette. Elle s’écrit des lettres érotiques signées « Charles » et les lui fait lire. Peut-être même se laisse-t-elle trousser devant lui. Mais enfin, quoi : chacun prend son pied comme il peut, n’est-ce pas, monsieur Satana ? La vie est une triste errance, une quête lamentable. Donc, le 10 novembre de chaque année, la même cérémonie à lieu à Louveciennes, avec pratiquement les mêmes acteurs. Qu’ont-ils en commun, ces gens ? Nonobstant un point d’interrogation pour le pianiste, tous font partie de votre secte de mes fesses, monsieur Satana.

Je tire une figurine de jade de ma vague.

— Les Lerat-Gondin.

Une seconde :

— Grokomak, le faux prêtre.

Une troisième :

— Bézuquet, ici présent, le faux maire… Intéressant, non ? Chaque année, le simulacre de mariage réunit les mêmes interprètes, sauf cette année ou cinq personnes supplémentaires assistent à la « cérémonie ». Ces cinq personnes sont par ordre d’importance : moi, deux de mes collaborateurs, la fillette de Bézuquet, et une autre petite qu’il donne pour la sienne mais qui ne l’est pas, car vous n’avez qu’une seule enfant, n’est-ce pas, cher Gaston ?

Pas faraud, le mec. Renfrogné, pâle et muet, tout tassé dans son fauteuil, il garde obstinément le menton sur sa cravate et le regard sur sa braguette où, pourtant, il ne se passe rien. C’est un ballotté, cézigue. Le bouchon sur la crête des vagues. Il fait ce qu’on exige de lui, à condition que ce ne soit pas trop pénible.

— Une question intéressante vient à l’esprit lorsqu’on a une vue d’ensemble de l’affaire, et c’est la suivante : pourquoi, ce 10 novembre-ci, date de l’hécatombe, y avait-il cinq personnes de plus que l’an passé ? Réponse : parce que la tuerie était programmée.

« J’en viens alors à scinder ma question en deux : pourquoi les petites filles et pourquoi l’équipe San-Antonio ? Pourquoi les petites filles ? Sans aucun doute parce qu’elles étaient indispensables au parachèvement de la tuerie. Pourquoi l’équipe San-Antonio ? Parce que quelqu’un redoutait cette tuerie ; ou tout au moins un incident grave. Vous me suivez, messieurs ? »

Leur devise est la même que celle du Munster : « Qui ne dit rien, qu’on sent. » No bronchement ! Mannequins figés ! Cireux, marmoréens, tout ce que tu voudras pour marquer l’immobilité sans faille. Étrange ambiance ; situation un peu tendue, mais pas au point qu’on pourrait craindre ! Que se passera-t-il lorsque je pousserai les feux jusqu’au bout et que je leur aurai déballé ma conviction, qui est que les « Disciples de l’Ange Rebelle » sont un ramassis de filous et probablement aussi d’assassins ?