Je reprends ma place sur l’accoudoir du fauteuil où se tient Marika. Elle m’inquiète quelque peu, ma belle amazone, car elle n’a pas son brio ordinaire. Elle se tient tassée au creux du siège capitonné, le regard mort et bas.
— Ces messieurs t’auraient-ils fait avaler quelque substance calmante, du genre narcotique, ma chérie ? lui chuchoté-je.
Elle secoue la tête :
— Non, rien. Pourquoi ?
— Je te trouve abattue.
— Mais pas du tout !
Le Gravos et Jérémie radinent. Béru éternue en entrant, si puissamment que les pendeloques du lustre s’agitent comme à une secousse sismique, et s’adornent de nouveaux motifs verdâtres et filandreux.
— Salut, la coterie ! lance-t-il. C’est pas pour me vanter, mais y fait moins cinq dehors et je m’ai morflé un rhume qui tiendrait pas dans une musette ! Pas toi, l’Négus ? Non ? J’sais pas comment y s’arrangent, ces chiens panzés, y z’arrivent d’leurs baobabs où qui fait une chaleur d’enfer et les v’là qu’acclimatent nos régions mieux qu’si s’serait des Esquimaux.
Rond de jambe à destination de Marika.
— J’sus très content d’vous r’voir, mam’zelle Euréka. On n’a pas fait long pour vous r’coller au fion, hein ? V’s’avez, Sana, d’en c’qui vous concerne, épris comme il est, lu suffit d’suve sa bibite, telle une braguette d’sourcier, pour vous joinde.
Il aperçoit un flacon de cristal taillé dans la roche sur un plateau portant une petite plaque d’argent marquée « Whisky ». S’en verse un demi-verre.
— Pour mes bronches ! annonce-t-il en éclusant.
Et c’est une ambiance très étrange. Ces gens réunis autour d’un feu de cheminée, armés mais immobiles. En train de regarder ce gros lard d’Alexandre-Benoît, toujours identique à lui-même. Souverain. Puissant de son insouciance jouisseuse.
Les mecs capables de vivre au premier degré : j’ai froid, j’ai soif, je bande, j’ai sommeil, sont les garants de l’équilibre existentiel. N’ayant pas d’autres problèmes que les seuls vrais problèmes physiques, ils calment le jeu effréné où nous tournoyons.
— T’as fais avancer le schmilblick, mec ? me demande-t-il juste avant de balancer un rot au pur malt douze ans d’âge.
— Pas mal, et je vais continuer. En gros, c’est le nabot ici présent qui s’était déguisé en fillette pour servir de demoiselle d’honneur et qui a coupé le kiki au pianiste.
Jérémie demande :
— Lequel avait assassiné les trois autres ?
— Lequel avait assassiné les trois autres, en effet, mais en état d’hypnose. C’était un être faible que l’on a longuement conditionné, n’est-ce pas, monsieur Satana ?
Je me lève, les mains aux poches, mais ce n’est pas pour me dénerver les cannes. Juste histoire de balancer un monstre coup de talon dans la gueule du nain, de dos, au moment qu’il peut pas s’y attendre, le ptit sagouin. Ça craque et le voilà foudroyé. Je saute sur son appareil bizarre et vais le balancer par la fenêtre, le plus loin possible dans le parc. On le récupérera plus tard.
— Je déteste discuter sous la menace, dis-je aux deux dirigeants des « Disciples de l’Ange Rebelle ». Votre avorton de merde pouvait perdre les pédales d’un instant à l’autre et s’il m’avait tué au détour de la conversation, je ne me le serais jamais pardonné.
Je me penche sur Marika :
— Mon tendre amour, laquelle des « deux petites filles » t’a dit que c’était Grokomak qui a actionné le commutateur de fermeture ?
Elle reste muette, prostrée. Ils me l’ont bricolée, ça y a pas d’erreur et j’en suis alarmé.
Je poursuis néanmoins :
— C’est cette délicieuse fillette à la mâchoire disloquée qui t’a révélé la chose, n’est-ce pas ? Elle t’a menti car, en réalité, je suis convaincu que Valentin s’est chargé de fermer les portes. Il était devenu une sorte de robot mis en mémoire ! Beau travail. Je suis allergique à vos manœuvres, heureusement pour moi, monsieur Satana, mais vous avez des dons et je plains ceux qui tombent sous votre coupe. Donc, il était prévu qu’au moment du sermon, Le Ossé fermerait les portes, dégainerait le yatagan pris chez ses parents et massacrerait les trois autres. Il a consciencieusement rempli son office. Restait alors à prévoir sa mort à lui. L’histoire du nain déguisé en petite demoiselle d’honneur résolvait le problème. Cet homuncule doit jouer dans votre organisation le rôle d’exécuter des basses œuvres, je présume. C’est le nettoyeur de tranchées.
« Mais, j’en reviens à ma question demeurée encore sans réponse : pourquoi ce massacre ? J’ai déjà renoncé à la thèse de l’héritage. Non, décidément, il fallait une motivation beaucoup plus importante, telle que la crainte d’un danger ! D’un danger qui aurait menacé toute votre putain de confrérie de merde ! Quel danger ? Regardez-moi, Satana ! Ne vous dérobez pas ! Vous avez trouvé votre maître et c’est moi qui domine vos pensées. Un peu de courage, cher pape des Ténèbres ! Voilà… Je lis en vous sans m’en rendre compte, comme on conduit une voiture. La petite fille, n’est-ce pas ? Elise. Celle qui a été enterrée dans la cave de Louveciennes. La Cosette de ces Thénardier d’un nouveau genre que furent les Lerat-Gondin.
« D’où venait-elle, cette pauvre innocente ? C’est les « Disciples de l’Ange Rebelle » qui l’ont enlevée un jour et placée chez les Lerat-Gondin, où elle devait servir à vos honteuses messes noires ? Ils gardaient à votre disposition cette agnelle destinée au sacrifice. Qu’a-t-elle enduré comme sévices avant de mourir de vos infernales manigances ? Il va bien falloir le révéler maintenant que l’heure de la justice a sonné ![10] »
Il a détourné les yeux, me privant ainsi de connaissances plus poussées. Mais qu’importe ! Tout est clair, à présent.
— Les choses se sont gâtées à cause de « frère » Grokomak, n’est-ce pas ? Ce type cupide, qui exploitait le vice et faisait argent de tout, y compris de son sexe, était devenu le partenaire et le pourvoyeur de la vieille donzelle en compagnons de débauche. Il organisait des parties fines crapuleuses pour cette fée Carabosse dont la dépravation ne connaissait plus de limites avec l’âge. Il la faisait même tourner dans les films licencieux dont il était la vedette. La sale gorgone ne pouvait plus se passer de lui et c’est elle qui, au cours de ses délirades, lui révéla l’existence du petit cadavre dans sa cave.
« Le madré Grokomak réalisa alors le parti qu’il pouvait tirer d’une telle information et tissa la toile d’un juteux chantage. Lui, n’appartenait à votre confrérie que par intérêt, non par inclination philosophique. À ce propos, je gage que les fameuses rééditions annuelles du mariage des Lerat-Gondin correspondaient à des cérémonies lucifériennes. C’est pourquoi les participants appartenaient à votre foutue secte ! Un esprit profanateur procédait à la démarche. Mais revenons à Grokomak. Vraiment, vous n’avez plus le courage de me confier vos yeux, Satana ? Tant pis, ce que je n’y lirai pas, je suis capable de l’inventer.
« En conséquence, je suppose que les manœuvres du Polak vous ont alarmé. Vous avez donc décidé de le liquider. Alors vous avez fabriqué une arme spéciale nommée Valentin Le Ossé. Un frêle artiste, un homo ! Autant dire qu’il était malléable comme de la cire. Il suffisait de le chauffer. Vous l’avez chauffé. À blanc ! À bloc ! N’y revenons plus. Mais revenons à Lerat-Gondin. Personnalité falote. Il est fou, la chose est certaine, c’est un dingue du genre flottant. Capable de tout et cependant froussard. Il a un comportement vertueux pour l’extérieur, mais il adore voir sodomiser sa bonne femme et lire les lettres dégueulasses qu’elle s’envoie en les signant « Charles ». Il fait partie de votre compagnie, mais vous le savez fluctuant, prêt à trahir à la première occasion. Alors vous décidez de frapper un grand coup et d’en finir avec les Lerat-Gondin en même temps qu’avec Grokomak.
10
La colère de l’auteur est vertueuse, belle et justifiée ; mais question grandiloquence, l’Antonio ne se refuse rien ! « L’heure de la justice a sonné ! » Mazette, Sana ne nous avait pas habitués à ça !