« La prudence vous recommande de les neutraliser, lui et sa bergère. Il y a ce foutu petit cadavre dans leur cave ! Mieux vaut faire place nette. Seulement, le chantage de Grokomak a commencé de s’exercer sur le couple. Le bonhomme panique et sa mégère craint qu’il ne perde les pédales. Elle s’en ouvre à vous. Histoire de la rassurer, vous lui dites que avez prévu une solution radicale pour le Polak, au 10 novembre.
« Que fait la mère Lucienne ? Elle écrit la carte signée “Charles” à son vieux en l’assortissant de commentaires. Le sort du maître chanteur sera réglé le 10. Au lieu d’en être rassuré, le pleutre s’en alarme ! Une liquidation chez lui ! Alors qu’il y a un cadavre d’enfant dans sa cave ! Il faut empêcher cela. Une copieuse interview de moi dans un grand hebdo tombe sous ses yeux. Il a le trait de génie du siècle, cher monsieur Satana : il vient me demander de surveiller le déroulement de la cérémonie, le 10. Il pense qu’ainsi la mise à mort sera annulée.
« Mais elle ne l’est pas. Au contraire, nous fournissons notre caution à l’affaire, nous, d’anciens flics honorablement connus ! Un comble ! Et nous voilà les témoins d’un quadruple assassinat. Beau travail ! Les « Disciples de l’Ange Rebelle » peuvent continuer leurs sombres manœuvres blasphématoires en paix ! »
Là je ris, façon Méphisto.
Mais pas pour longtemps.
CHANT DERNIER
Au cours duquel
Satan conduit le bal
Il y a toujours le même nombre de cons (et même il serait en accroissement) pour me demander : « — Mais où-ce que vous allez-t-il chercher tout ça ? » tant tellement qu’ils sont éblouis par ce qu’ils croient être « ma faculté d’invention ».
Bande de nœuds, va ! Comme si « tout ça » pouvait s’inventer !
Eh bien non, mes gueux : « tout ça » ne s’invente pas ; par contre « ça » se vit et « ça » se raconte. Moi je ne suis que le reporter. Je participe, j’observe, j’écris. Quand tu rechignes sur ce qui te paraît extravagant, t’es con. Quand tu regimbes pas, tu l’es aussi ! J’ai beau tourner ton problo dans tous les sens, mon pauvre vieux, je parviens pas à te jouer gagnant.
Cette note préambulatoire pour te préparer autant que possible à ce qui va viendre.
Et qui est digne de ce qui précède, au moins !
Je te disais donc, à la fin du chant précédent (et qu’il te faudra relire à tête déposée à la consigne pour bien piger ce sac d’embrouilles) que je ponctuais ma péroraison d’un grand rire méphistophélique.
J’ajoutais qu’il ne durait pas longtemps, tu t’en souviens ? C’est pas si vieux : ça s’est passé à la page précédente !
Tu y es ? Bon !
Ce qui a motivé mon hilarité de théâtre ? Mon succès ? Certes, l’orgueil est toujours embusqué dans notre quotidien, mais il y a aussi la satisfaction d’avoir vaincu une force mauvaise, délibérément placée sous la bannière du Mal, donc du Malin ! Moi, j’ai jamais pu admettre la prédominance de certains individus sur les autres. Un homme, quel qu’il soit, tu lui fais passer un rouleau compresseur sur le burlingue, il se transforme en flaque. Tu ne vas pas te laisser impressionner par une flaque en puissance, tout de même ! Par une tache ! Or tous les hommes sont des taches possibles. Le plus prestigieux chef d’État, si un mignard caillot de son sang gros comme ton épingle à cravetouze se fourvoie dans son guignol, il est naze ! Alors tu veux adorer quoi ? Le fait qu’aucun caillot de sang ne se forme pour l’instant dans ses veines ? Tu consens à idolâtrer le hasard ? Mieux vaut les totems d’Afrique, mon frère !
Satana, il en conçoit pas tellement d’aigreur, apparemment, de ma liesse. Il s’est agenouillé devant son nabot que j’ai shooté d’importance et lui promène les glaçons de son scotch sur les charnières du tiroir. Mais ça ne lui crée pas la belle détente souhaitée, à Tom Pouce, vu qu’il a la mâchoire tellement fracturée, qu’il va devoir s’alimenter par cartes perforées jusqu’à la fin février bissextile.
Comprenant l’inanité de son acte altruiste (de Schubert), il abandonne le nain à son sort et vient se planter devant moi.
— Vous êtes content ? il me demande à brûle-gilet.
Un mec te pose cette question, d’un ton badin, t’es bité comme une fiote de pissotière. Tu ne sais que répondre.
Satana ajoute :
— Vous êtes un fieffé bavard, qui perd son temps à s’écouter. Vous devriez vendre des couteaux à éplucher les patates sur les marchés !
— Hé ! dites, monsieur Satan, abandonnez ce ton-là avec moi ! m’emporté-je.
Alors, tu sais quoi ? Il se tourne vers Marika et lui murmure :
— Faites-lui donc les honneurs de la maison, ma chère demoiselle. Ça va l’intéresser.
Marika quitte docilement son siège et, me prenant le bras, murmure :
— Viens !
Je crois rêver ! Le plus pas croyable, c’est que je la suis.
— Mon amour, lui dis-je, quand nous avons passé le seuil du salon, que t’ont-ils fait absorber ? Quelles louches manœuvres ont-ils exercées sur toi ? Tu n’es plus la même.
— C’est toi qui le dis, répond-elle.
Mais son ton buté confirme mon inquiétude. Elle n’est plus elle-même, Marika. Remarque, je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui soit vraiment soi-même. Je te prends moi, par exemple ; tu crois que je suis moi-même ? On peut pas être soi-même puisqu’on passe sa vie à tenter de se constituer. Et l’on ne fabrique que des statues de sable ! Faut les mouiller pour les modeler. Elles sèchent et s’écroulent.
Moi, mon drame, c’est que je sèche plus vite que les autres. Faut sans cesse que je me recommence. À la longue t’en a quine, tu te bâcles, t’y crois plus ! T’acceptes d’être informe, jamais fini, ruisselant. On coule comme les bonnes vieilles blennos d’avant les sulfamides.
Elle me fait gravir l’escadrin de la demeure.
— Où m’emmènes-tu, Marika ?
— Tu vas voir, répond-elle avec un rire frileux.
— Comment se fait-il que tu connaisses les êtres ?
— On m’a initiée.
Le mot ! Putain, j’en reçois une secousse de mille volts dans les claouis. INITIÉE ! Ça y est, pigé. Ça n’aura pas traîné. Bon terrain, mon intrépide, qui n’a pourtant pas froid aux yeux. Qui pilotait son zinc au ras des flots en m’emmenant au Groenland, pour en faire dégivrer les ailes ! Dans le fond, ça reste une nature influençable. Satana le satanique, alerté par Bézuquet ou par le nain-petite-fille, s’est pointé à Courbevoie. Tout de suite il a branché ses Mazda sur la môme. Nature ardente, réceptive à outrance, elle n’a pas pu lutter. Alors il a investi sa pensée comme un soudard en guerre le logis d’une garde-barrière. Sa volonté a dominé l’esprit de Marika. Maintenant, elle est sa chose. Elle lui obéit.
Alors moi, tu veux que je te dise ? En l’espace d’une éjaculation précoce, je tiens le raisonnement ci-dessous, lu et approuvé par le Conseil des Sages et celui de mes cinq sens : Puisqu’elle est sa chose, ne lui obéis pas ! Fais le contraire de ce qu’elle t’indique !
Du coup, voilà Antonio l’Inoubliable qui saute sur la large rampe à balustres Louis XIII et, comme lorsqu’il était garnement, dévale sur ce toboggan élémentaire, si vite qu’il porte ses sœurs siamoises à l’incandescence.