Le comédien ergote, pas fiérot d’avoir joué un rôle dans cette parodie de mariage. Il se rend bien compte, avec le recul, que ce couple était azimuté.
Notre présence, à Marika et à moi, le réconforte un peu. Sans doute parce que ma compagne est ravissante, ce qui ne mange jamais de pain, et que je me trouvais le matin dans la même galère que lui.
Il dit :
— Vous vous rendez compte, si la chapelle avait été plus grande et qu’on ait pu y tenir, les gamines et moi ?
Ils crèchent dans un petit pavillon de meulière à Courbevoie. Une espèce de tranche de pâté en croûte dans les gris poreux, avec quelques motifs de faïence en arc de cercle au-dessus des fenêtres. Pas de jardinet, à proprement parler, mais une allée bordée de plantes anémisées pour conduire au perron, depuis la ruelle.
— C’est la première fois que vous avez tenu ce rôle du maire chez les Lerat-Gondin ? je demande.
— Non, la quatrième.
— Ça s’est fait comment, vous et eux ?
— Dans une télé diffusée il y a quatre ans, je tenais un rôle de maire. Lerat-Gondin m’a écrit à la télé qui m’a fait suivre sa lettre. Il me demandait si j’accepterais de faire un cachet privé, bien payé. J’ai accepté. Nous nous sommes rencontrés. Il m’a expliqué que chaque 10 novembre, sa femme et lui revivaient leur mariage. C’était un acte d’amour. J’ai trouvé la chose un peu dingue mais plutôt sympa.
— Vous preniez vos petites filles, habituellement ?
— Non. Il y avait chez eux une adolescente un peu demeurée qui tenait la traîne, mais les derniers mariages, elle n’y était plus. Cette année, Lerat-Gondin m’a demandé si je connaîtrais une fillette capable d’assurer le rôle de demoiselle d’honneur. L’idée m’est venue de lui proposer mes deux gamines. Il a accepté d’enthousiasme.
— Quelle idée tu as eue là, mon pauvre Gastounet, hargnit la retoucheuse.
— Je pouvais pas prévoir ! rebiffe l’illustre.
— Lorsque vous avez célébré « votre premier mariage » à Louveciennes, c’était la première fois que le couple se livrait à cette parodie ?
— Oh non. Ça remontait à loin, déjà. Mais celui qui jouait le maire avant moi est tombé paralysé : Pierre Lagrelotte, je le connaissais ; on a eu fait de la synchro ensemble. Il picolait comme un fou !
— Le curé était déjà le même ?
— Oui, depuis le début. Lui, il est spécialisé dans le film hard, car il a un membre carabiné. Faut dire qu’il est polonais : Serge Grokomak.
— Gastounet ! proteste la mère, ne dis pas des grossièretés.
— J’en dis pas, mais lui en faisait ! Oh ! la la ! cette santé ! Tenez, dans À genoux, le chibre passe, il emmanche dix gonzesses à la file, et c’est pas du chiqué ! Dix filles dans le même plan ! Et j’ajouterais, en levrette, ce qui est davantage performant selon moi, non ?
— Gastounet ! Tu vois que tu dis des horreurs, morigéna maman.
— C’est pas des horreurs, maman, c’est la vie. Enfin, celle de ce pauvre Grokomak. Notez que c’est plus maintenant qu’il risque de passer dix morues à la casserole sans plan de coupe !
— Le joueur d’harmonium faisait également partie de la distribution avant votre intervention ?
— Oui, mais lui, il est de Louveciennes et il connaissait les Lerat-Gondin.
— Comment se sont déroulés les précédents mariages ?
— Très bien. Je faisais mon simulacre, Grokomak le sien. On embrassait les mariés et on rentrait à la maison pour la réception. C’était pas Byzance, mais y avait des petits toasts et du champagne assez frais.
— Vous étiez bien payés ?
— Je m’estimais heureux. Pour ce que j’avais à faire, hein ? Vous avez vu ?
— Quelle idée vous êtes-vous faites des Lerat-Gondin ?
Là, il dubitate. Question épineuse. Que tu sois un lève Léautaud ou un couche Léotard, tu dépourves de devoir te prononcer commako, à brûle-parfum (y a plus de pourpoints, à notre époque).
— La vérité, c’est que je comprenais mal que lui soit éperdument amoureux d’elle. Vous l’avez regardée, cette dame, non ? Un vrai dragon !
— Gastounet, ne critique pas tes semblables, je te prie, sermonne la chère maman.
— Je m’en voudrais d’être le semblable de cette houri ! déclare Gastounet. Elle avait l’air mauvais, la garce ! Toute en bile ! Elle ne parlait que pour rouspéter et dire des choses malsonnantes. Pas plus tard que ce matin, elle trouvait les robes des gamines trop chères. Dites, la facture, ils l’ont reçue directement et nous avons mené les petites à l’adresse qu’ils nous avaient indiquée !
— Vous avez vu le sabre dans la chapelle, après le carnage ?
— Pour sûr ! Il était trempé de sang.
— L’un des deux époux l’avait sur soi pendant que vous prononciez le « mariage civil ».
— Vous croyez ?
— La chose me paraît à peu près certaine, à moins qu’il n’eût été en possession de Grokomak ou de Le Ossé, ce qui semble douteux.
— En effet.
— Réfléchissez, monsieur Bézuquet, repensez à l’attitude des deux époux qui se tenaient debout devant vous. Lequel vous paraît, avec le recul, le plus apte à dissimuler le sabre dans ses fringues ?
Il hoche la tête.
— Difficile à dire. Elle, sous ses cotillons, avec sa robe ample ou lui dans son pantalon…
— Un yatagan est recourbé.
— C’est vrai. Alors disons que c’était plus facile pour elle.
Depuis un moment, Marika ne participe plus à l’interrogatoire. Elle bavarde à l’écart avec les deux fillettes qui lui montrent leurs poupées. Dans le fond, faudrait que je lui plombe un lardon, à ma Danoise. Elle a trente-deux balais, il est temps de s’y mettre. La maternité la démange, je le vois aux regards qu’elle pose sur ces deux petites filles aux minois si ingrats.
La retoucheuse a fini par retourner à son émission, mine de rien. Les dames de cet âge, elles ont leurs habitudes ancrées, quoi. Cette putain de téloche leur tient lieu de repère (et de repaire). Maintenant, les montres sont devenues inutiles. Aux gueules qui se mettent à déferler dans l’aquarium, tu sais quel moment tu vis à la minute près.
— Vous avez le sentiment que, jusqu’à la fermeture des portes de la chapelle, tout s’était déroulé comme par le passé ?
— Oui, sauf que cette fois mes filles participaient. C’est d’ailleurs à cause d’elles que je suis demeuré dehors. Habituellement, je me tenais contre l’harmonium.
— C’est vous qui avez décidé de ne pas rentrer ?
— Non, c’est la vieille qui m’a demandé de rester à l’extérieur pour surveiller les petites.
Tiens, voilà qui est intéressant. De plus en plus, je penche pour la culpabilité de la « mariée », avec sa gueule de chouette haineuse. Ce qui, toutefois, me freine encore, c’est le sang qui s’est mis à dégouliner sur sa traîne, mais après tout, il ne s’agissait peut-être pas du sien ? Si elle a commencé par cigogner la tronche de son mec, comme il se tenait à son côté, le raisin a pu vaser dru sur le voile.
Mais j’ai beau remuer ce sanglant fait divers, je ne sors pas de ma stupeur effarée. Quelle étrange hécatombe ! Bien sûr, un cerveau dérangé est capable de tout, mais là, ces meurtres dans cette chapelle minuscule, perpétrés avec sauvagerie ; cette sombre tuerie aveugle ne correspond à rien de cohérent.
Je me pose cette question aberrante : « Si tu étais fou à lier, assoiffé de vengeance, crois-tu que cette crise sanguinaire apaiserait quoi que ce soit en toi ? » Et, bien entendu, parce que je suis à peu près raisonnable, je me réponds par la négative.