— Help, cela veut bien dire « au secours » ? demande Félicie, tout en trottinant. Allons, bon, la voilà qui se met à l’anglais, maintenant ! On aura tout vu !
CHAPIQUATRE
Deux colonnes d’essence datant de la bataille de Trafalgar au fond d’une morne cour aux pavés disjoints. Sur la droite, un box vitré barré d’un panneau marqué « Office ». Après la cour bée un immense hangar dans une lumière de grenier. Quelques taxis y sont remisés. Dans le coin le plus clair, on a aménagé un atelier de réparation, avec un pont de graissage et des établis bien ordonnés. Un long rouquin creux qui ressemble à une carotte à lunettes explore d’un œil sceptique les entrailles défaillantes d’un tacot vénérable dont la véritable place est au musée de l’automobile.
Soucieux de ne pas troubler sa méditation, je gagne l’Office. À travers les vitres, auxquelles adhèrent encore les derniers brouillards de la mauvaise saison, j’aperçois une jeune fille châtain clair coiffée court, survêtue d’une blouse verte. Elle est en conversation avec une femme dont la tenue évoque irrésistiblement la grande époque charlestonienne. Je toque et entre aussitôt, sans attendre qu’on m’y invite.
— Juste un instant, je vous prie ! me dit la fille en blouse, mais en anglais moderne.
Traduit en bon français, cela signifie quelque chose dans le genre : « Bougre de malotru, tu ne vois pas que je suis occupée ! »
Je profite donc de ce que je suis dans un garage pour ronger mon frein[4].
Un moment assez long s’écoule. Le ciel en fait autant. Depuis, un certain temps, il se couvrait. À présent il suinte. De larges gouttes de pluie viennent s’écraser sur les pavés graisseux avec un bruit de fiente de pigeon non constipé.
J’ai fini par persuader m’man de rentrer à l’hôtel pour y attendre des nouvelles de Béru. Ça me gêne de la transbahuter avec moi. On n’enquête pas avec sa brave femme de mother accrochée à son bras. Ça vous coupe les moyens. Sans compter que, tel qu’elle a démarré, cette affaire promet un sacré rodéo, mes lapins ! Faut se le respirer, le gars Huret. Pour un collectionneur de momifie, il a une bizarre manière de traiter les numismates.
La dame 1925 quitte le bureau, en disant : « C’est parfait, merci de votre obligeance. » Une vraie sirène, dans son genre ! Des jambes classées dans la catégorie compétition, un regard vert, cerné de vert, qui fait ressembler ses yeux à deux petits lacs de montagne alimentés par la fonte des glaces. Elle a le teint pâle, avec des taches de rousseur, ce qui donnerait à penser qu’elle n’est pas aussi brune que sa chevelure le laisse supposer.
Elle s’éloigne dans la cour sinistre qui, du coup, se trouve un instant égayée par sa présence. Avant de refrapper je suis d’un regard de taureau nostalgique la croupe qui ondule sous les plis de la jupe. Un rien et me voilà parti dans des songeries salaces, pleines d’alcôves parfumées et de couches légères.
— Entrez ! lance la môme en blouse verte depuis son aquarium.
De fait, ça pue l’humidité dans le burlingue. On découvre des traînées sur le mur du fond. L’une d’elles ressemble à la carte de la Great Britain, justement. Jusqu’aux fuites de toit qui sont patriotardes ici !
Mon interlocutrice tapote une facture sur une machine à écrire qui doit être en réalité un ancien tracteur transformé. Elle a la conduite à droite, ce qui ne trompe pas.
D’emblée je catalogue la petite secrétaire : une aimable pimbêche qui cherche à s’affirmer par tous les moyens. Je vous parie une culotte au bridge contre celle de Mme Élisabeth Deux qu’elle doit affoler le rouquin du garage pour le plaisir. Probable qu’il tire une menteuse longue comme une carpette, le taste-durites. Se livrer à des empoignades personnelles farouches après qu’elle lui a fait ses simagrées, miss Bêcheuse. C’est la brave gourde qui veut jouer à la petite garce. C’en est touchant. Je contemple avec un rien d’attendrissement son visage triangulaire crispé par l’effort qu’elle produit en composant son personnage. Elle serait fumable, si elle était moins conne, cette gosse, avec ses longs cils, sa bouche appétissante et ses pommettes légèrement saillantes. Moi, vous me donnez ce sujet et je me fais fort de vous le transformer en ravageuse. Une paire de baffes pour commencer, histoire de lui déconnecter le grand zygomatique. Une partie de jambons à grand spectacle ensuite pour qu’elle sache bien qu’il existe autre chose d’intéressant au monde que les disques des Beatles, et puis alors la tournée des bons faiseurs…
Ce que je me sens porté sur les polissonneries, to day ! Et pourtant c’est guère le moment, me direz-vous, pisse-froid comme je vous sais. À quoi je vous retournerai que c’est toujours le moment de régaler la grosse bébête qui monte, qui monte, qui monte… Vu que lorsqu’on a quitté le circuit et qu’on s’habille en engrais azoté y vous reste plus que les poignées de votre cercueil à quoi vous raccrocher.
Philosophie pompelarde, je sais. Mais j’ai beau me vaseliner le bulbe, me mettre des bigoudis à la cervelle pour me la faire friser, non, franchement, j’en vois pas d’autre.
La gonzesse continue de taper, un bout de langue pointée entre ses jolies lèvres, tout comme si j’étais ou pas là ou potiche, comme l’écrirait ce délicat styliste de Mauriac.
Elle me punit de mon incivilité. Me laisse admirer sa manière élégante de dactylographier. La manière qu’elle écarte bien les bras, comme si elle avait un artichaut sous chaque aisselle. Et aussi comment ses roberts floc-floquent sous sa blouse, au-dessus du clavier qui ne saurait être universel, puisque anglais.
J’apprécie le déballage, après quoi je déclare d’une voix pâmante :
— Vraiment, devant un spectacle pareil, je ne regrette pas le voyage !
Les petites connes, faut l’admettre, un rien les ramène sur les pelouses bien ratissées de la réalité. Suffit d’une réflexion qui les intrigue, les trouble. Illico, elles sortent de leur personnage artificiel.
La voici qui relève la tête. Elle a de jolis yeux noisette, en amande.
— Bonjour, miss, je lui susurre en l’enveloppant d’un regard qui carboniserait le slip d’une dame pas trop nesse. Continuez de travailler, mon chou, vous êtes tellement mignonne sur votre machine !
— Vous n’êtes pas Anglais ! remarque-t-elle.
— Non, hélas, et tout me porte à croire que je ne le serai jamais. J’appartiens à cette vilaine race française qui vous a fait tant de mal sous Charles VII et Charles Onze dit the turkey. J’espère que vous ne m’en voulez pas ? J’aurais souhaité être londonien, mais vous savez ce que c’est ? Maman est tombée amoureuse de papa de l’autre côté de la Manche, si bien que ; je me suis trouvé de la revue.
Elle pouffe. Le rire achève le travail commencé par mon charme naturel[5] et l’employée de la Société de taxis Butitisyourcue and C° redevient ce qu’elle est en réalité : une brave gosse des faubourgs dont l’esprit dépasse rarement le niveau de sa ceinture.
— Vous êtes marrant, vous alors ! glousse la chère petite. Comme tous les Français, à ce qu’on raconte !
— Il ne faut rien exagérer, mon petit cœur. Ça n’est pas une règle absolue. Je peux, si vous en doutez, vous faire parvenir à un prix avantageux la photographie de M. Michel Debré, par exemple ; et vous vous méfierez dès lors, des idées reçues. C’est comment, votre prénom, déjà ?
— Marjorie !
— Je suis preneur, assuré-je.
Je répète plusieurs fois « Marjorie » ; et sur des tons différents. Ça va du ton de l’évocation au clair de lune, à l’ombre des statues du parc, jusqu’au ton coïtal. Elle en rougit. C’est de bon augure. Une fille qui rougit est une fille qui sait — ou devine — les motivations de sa rougeur, et qui par conséquent vous évite de lui administrer des cours d’éducation sexuelle avant de la driver à l’hôtel de la rue Dumembre.
5
Ne croyez pas que je viens de l’inventer, il est question de mon charme dans tous mes autres bouquins.