À présent j’ai ma main droite sur son épaule, ma bouche contre son oreille gauche (oubliez pas qu’ils ont la conduite à droite, les féaux sujets de sa mahousse Majesté) et ma main gauche dans le tiroir du bas de son slip.
Rien de tel que de se laisser piloter par une gerce : vous gardez les mains libres et les siennes sont occupées. Vous commencez par la mettre à l’index, et ensuite l’avenir vous appartient.
— Voilà, dit-elle soudain, entre deux gloussements, c’est ici !
Elle freine devant un petit établissement accueillant comme une pissotière en démolition.
— Pensez-vous que notre ami Edgar soit déjà arrivé ? fais-je en matant les chignoles stationnées dans la rue pour m’assurer si le taxi s’y trouve ou non.
— Pas encore ! assure Marjorie. Il remise sa voiture dans le renfoncement que vous voyez là, sous le panneau interdisant le stationnement, c’est réservé aux habitués.
Elle enlève ma main gauche du nid douillet où elle tenait ses assises, gênée par le regard insidieux d’un peintre occupé à barbouiller une façade décrépite pour tenter de lui redonner son teint de jeune fille.
— Il faut que je vous quitte, soupire-t-elle mollement.
— Quelle idée ! Vos parents vous attendent ?
— Oh, non : ils sont en vacances dans le Suce-sex.
— Quelqu’un d’autre ?
Elle rosit.
— Mon fiancé !
— En ce cas ce n’est pas grave. Vous pouvez le joindre par téléphone ?
— Non, il m’attend sous la pendule de la salle des pas perdus de King Cross Station, on devait aller passer le week-end à la campagne.
On dirait qu’il touche des acomptes, le fiancé. Enfin, disons plutôt des prébendes.
— C’est chouette que ce soit sous la pendule qu’il vous attende, assuré-je, ainsi il saura à quel moment précis vous aurez manqué le train.
Pas besoin de se mettre une lampe frontale pour lire sur la physionomie de la petite secrétaire qu’elle s’en tamponne un chouïa, du fiancé. C’t’une réaliste, elle vit l’instant.
— Je ne peux pas lui faire ça, que dirait-il ? objecte-t-elle mollement.
— C’est la première fois que vous deviez partir en voyage ?
— Oui.
— Bon, vous lui expliquerez que vous avez eu une crise de conscience au dernier moment. Que fait-il dans la vie ?
— Il est maître d’internat dans un pensionnat religieux.
— Alors il comprendra et, loin de vous en vouloir, vous témoignera le plus grand respect. Son amour pour vous en sera fortifié, mon petit, croyez-moi.
D’un baiser ardent (notre premier, mais y’en aura d’autres) j’escamote et gobe à la source ses ultimes protestations.
Là-dessus, miss Marjorie se débat. Je crois qu’il s’agit d’un début d’asphyxie, en réalité, elle vient de voir arriver Edgar Todrive.
— Dépêchons-nous, fais-je, s’agit pas de se laisser coincer par la dame aux yeux verts !
— Ah ! vous avez remarqué ses yeux ! murmure sèchement ma conductrice, déjà jalmince.
— Naturellement, mon chou, dans la police, on est obligé !
On traverse la Street déserte. Personne en vue. Le chauffeur n’a pas le temps de quitter son siège que nous sommes déjà juchés, la gosse et moi sur cette étrange plate-forme aménagée dans les taxis anglais à la place du siège passager et où se rangent les bagages des passagers.
Todrive est un garçon rougeaud, d’une trente-huitaine d’années, à l’air sourcilleux. Il porte une veste de toile gris-bleu, une chemise brune à col ouvert, une casquette à large visière, et ressemble ainsi accoutré, à un gréviste des années 20. Le cigarillo qu’il fume pue le tramway bondé.
— Tiens, la libellule ! grogne-t-il en avisant Marjorie.
Miss Chochotte n’apprécie pas. Son nez rejette une quantité anormale de gaz carbonique et ses yeux en amande des éclairs qui manquent de chaleur.
— Je vous en prie, mister Todrive, pas de familiarité, dit-elle d’une voix aussi suave qu’un coup de lime sur de l’acier. Voici un chef-inspecteur des services de police français, section internationale, qui a des questions à vous poser ! termine-t-elle avec emphase.
Le bahuteur relève sa casquette pour mieux me toiser. Son oignon de cigarillo quitte le coin droit de sa bouche pour se réfugier dans le coin gauche ; véhiculé par une langue dont votre chat ne voudrait pas, mesdames, même après huit jours de jeûne.
— Ah, bon ! dit-il, sans s’émouvoir. S’agit de quoi ?
Il a l’accent faubourien. Cockney ça s’appelle dans les bouquins qui veulent paraître documentés.
Je lui montre ma carte. Il la regarde avec curiosité, me la rend, crache une particule de cigarillo contre son pare-brise et répète :
— Hein, s’agit de quoi ?
— Cet après-midi, vers 4 heures, vous avez chargé un client à la station de Grosvenor Square. Un Français, précisément. Un garçon très pâle de visage ; exact ?
— Ouais, c’est juste. Il causait pas un traître mot d’anglais. J’ai été obligé de lui faire écrire l’adresse où il allait, car du diable si j’y comprenais quèque chose !
— J’aimerais savoir où vous l’avez déposé ?
— Au London-Airport, pourquoi ?
Je sens que ça se recroqueville dans mon hémisphère sud. « Envolé, l’oiseau ! »
Dire que pas un instant je n’avais envisagé un départ brusqué. Il est vrai qu’avec un meurtre sur la conscience, Huret ne devait plus avoir envie de s’éterniser chez les Rosbifs. Il n’a pas perdu de temps, le bougre. Une fois le vieux buté, hop : l’aéroport…
Brusquement, une méchante angoisse me perce jusqu’au fond du cœur, comme l’aurait précisé mon excellent camarade Corneille (l’homme qui a sa Cinna). Je me dis que si cette truffe est allé à l’aéroport il s’y est certainement fait piquer par les matuches, vu que son signalement a été diffusé abondamment ; you see ? Je vous parie donc une épine de rosier contre une de cheval qu’au moment où je vous mets sous presse, il est déjà installé au Yard, ce veau, dûment cuisiné par un interprète assermenté. La cerise, quoi ! Faut s’y soumettre.
— Vous l’avez laissé aux départs ? insisté-je pourtant.
— Oui. Il m’a même demandé, je crois bien, en cours de route, si j’avais des horaires de lignes aériennes…
— Votre homme a quitté London ? murmure Marjorie, déçue.
— Je le crains.
— Et de ce fait, vous allez devoir partir à sa poursuite ?
— Pas immédiatement, mon chou…
Moi, vous me connaissez ? Quand une tuile me tombe sur la tronche, j’suis pas homme à m’asseoir au bord du trottoir pour pleurer. J’applique une pièce de cent sous sur la bosse et je grimpe sur le toit pour la remplacer. Le délicat limier que je suis[7] possède plusieurs cordes à son arc, comme l’écriraient des académiciens que je veux pas leur citer le nom.
Comme je vais pour causer, Todrive dégringole de son carrosse.
— Excusez, dit-il, mais en ce moment, y’a à la télé la retransmission en différé du match Les Young Boys de Brandfort contre les espoirs de Boufmycat… Y’a déjà que ça de convenable, dans cette foutue gargote, ajoute-t-il en montrant le restaurant : leur poste de T.V. couleurs.
Marjorie pour qui l’argument semble de poids explique :
— Edgar est talonneur dans l’équipe du Hairybiglimb[8].
— Normal, fais-je en français pour ma satisfaction personnelle. Il était à la peine, le voici maintenant talonneur ! Puis, très vite, je déclare :
— Je m’excuse pour cette écrasante victoire française sur l’Angleterre, dans le tournoi des Five Nations, vieux, elle est due à un entraîneur vicieux qui s’est mis à parler de Mers-el-Kébir à ses gars juste avant le match ; mais la fédération a pris des sanctions et ça ne se reproduira plus !
8
Ce diable de San-Antonio parvient à faire des calembours, même anglais :