Il fait changer deux fois de suite son cigare de place, ce qui ramène le mégot dans sa position initiale.
— Je me doutais qu’il y avait eu un coup fourré, assure-t-il.
— Dites, enchaîné-je vivement. Une femme va vous aborder incessamment ; il est probable qu’elle vous posera la même question que moi, par rapport au client que vous avez déposé au London-Airport.
— Ah oui !
— Je compte sur vous pour que vous la chambriez un brin, my friend[9].
Il joint ses sourcils de rugbyman[10].
— C’est quoi, cette gonzesse ?
— Je l’ignore, et c’est ce que je voudrais déterminer. « Marjorie, fais-je, en me tournant vers elle, ne m’avez-vous pas dit que vos chers parents étaient en vacances. »
— Si, pourquoi ?
— Par conséquent votre appartement est libre ?
— Ce n’est pas un appartement, mais une maison.
— De mieux en mieux. Vous avez le téléphone ?
— Oui.
— Parfait ! C’est Dieu, ou pour le moins son fils aîné, qui vous a placée sur ma route.
Rouscailleur, mais pas mauvais cheval, cet Edgar. D’ailleurs, dans le rugby, on ne rencontre que des types impecs, sauf toutefois chez les arbitres internationaux qui ont trop tendance à pénaliser l’équipe de France ! Et après ça, les Français se croient vénérés par les étrangers ! Malgré sa mine renfrognée, son cigarillo baladeur et ses yeux froids, il a dit yes à tout ce que je lui ai sollicité de la bienveillance.
À présent nous sommes chez un certain Ted Haklack qui joint à la particularité d’être Yeoman à la Tour de Londres[11] celle d’être le père de Marjorie. La maison mérite la suffixation de maisonnette, compte tenu de ce qu’elle n’est pas plus grande qu’une demeure de garde-barrière. Elle ne comporte que quatre pièces. Un living, une entrée et une cuisine-salle à manger en bas. Deux chambres et une salle of baths en n’eau. Un jardin de quatre mètres carrés où poussent des rosiers grimpants donne un petit air de banlieue à cette bicoque faubourienne.
Dans le living, c’est plein de meubles lourds qui écrasent la pièce. Y’a des lampes trop grosses, des objets exotiques affreux, des tapis élimés, des plantes vertes, un poêle de faïence, et des tableaux à la Rembrandt sur lesquels se trouve glorifié le clair-obscur. Pour distinguer le sujet représenté, faut se munir d’une lampe électrique et d’une loupe. Une seule des toiles est nette. Elle représente le father de ma petite camarade dans sa tenue de yeoman. Il ressemble à un cochon d’Inde, le Ted Haklack sous son gigantesque bitos froncé. Il a des oreilles décollées par la coiffe qui pèse dessus. Une bouche pareille à un coup de couteau malencontreux, qu’une série de rides accusées mettent entre parenthèses. Il a le nez pointu, une moustache ratée qui me fait évoquer celle de Pinaud et il porte une série de décorations sur sa tunique, au-dessus de la couronne qui s’y trouve imprimée. On sent l’homme satisfait de son sort et de son beau costume, conscient de ce que le E II R qu’il arbore sur son nombril lui confère une personnalité à toute épreuve.
— Il est beau, papa, non ? murmure la charmante enfant.
— Terriblement folklorique, assuré-je, en songeant qu’il s’intégrerait parfaitement à un paysage du Népal ou de la Cordillère des Andes.
Avec ses culottes bouffantes, il pourrait faire de la contrebande, pépère ! S’abstenir d’aller aux gogues pendant une année consécutive. D’ailleurs, les archers de la Tour, on les vidange chaque printemps, à ce qu’on m’a raconté. Juste avant que ne débute la saison touristique.
Le tubophone grésille déjà. Marjorie se précipite.
— Pour vous, annonce-t-elle ! C’est Edgar.
— Ça n’a pas traîné, hé ? dit triomphalement le rugbyman.
— Bravo, alors ?
— Vous aviez vu juste, mister inspecteur ; la femme était déjà dans le restaurant qui m’attendait. Dites, c’est une extrêmement belle fille, non ?
— Merveilleuse, admets-je. On en mangerait sans avoir faim.
— Comme vous l’aviez prévu, elle m’a posé la même question que vous sur ce type.
— Quel argument vous a-t-elle donné ?
— Le meilleur de tous, mister inspecteur : un billet de dix livres !
Je comprends son allégresse. Il est joyce comme s’il venait de passer un drop goal, le gars Todrive. Avec cette histoire, il vient d’enfouiller la moitié de sa semaine, recta.
— Et ensuite, mister Todrive ?
— Ben, je lui ai déballé le compliment que vous m’avez appris ! Comme quoi j’ai conduit le french-boy au 124 Long Lane Abbey Street.
— Parfait. Vous avez été à la peine, vous serez maintenant talonneur, lui certifié-je.
N’en concluez pas, mes drôles, que je sombre dans un gâtisme tellement précoce qu’il en serait juvénile, non, je m’aperçois tout bonnement que mon calembour se place mieux ici où il perd de sa gratuité, seulement j’ai la flemme d’aller le rayer plus haut. Je m’en console en me disant que cette répétition n’est peut-être pas inutile pour les ceux qui grippent de la pensarde.
Sur ces délicieuses paroles, je raccroche.
— Tout se passe bien ? demande Marjorie que cette aventure imprévue émoustille.
— Admirablement, mon petit rossignol. Y’aurait des roulettes sous le châssis de cette affaire qu’elle ne roulerait pas mieux !
— Qu’envisagez-vous, à présent ?
Je lui coule mon regard langoureux des samedis-après-midi, celui qui fait tomber la recette des cinémas.
— Si vous voulez bien m’accorder encore l’hospitalité, j’envisage d’attendre ici la suite des événements.
Ses joues se couvrent de vermillon, comme celle d’une poupée de loterie foraine.
— Oh, certainement, dit-elle.
— À moins que cela ne vous contrarie, Marjorie ?
— Mais non, au contraire…
— Vraiment, au contraire ? je susurre en lui prenant la taille.
Voyez galoche ! La menteuse en délire ! genre : goûte le goût qu’j’ai et fais voir le goût qu’t’as. Instant divin. Instant divan ! Canapé, canne-à-pêche !
La vieille horloge des Haklack fait tac-toc, tac-toc ! imperturbablement. Ce ne sont que les horloges latines qui font tic-tac. Mini-jupe ou mini-Grégoire ? Je la retrousse comme une ombrelle, Marjorie ! Lui décolle le collant, qui heureusement n’est pas très adhésif. M’est avis qu’elle se fait éclaircir les cheveux ! Je lui déguise le pull over en col roulé. Comprenez qu’il n’est plus qu’un col roulé. Maintenant la situation est exposée, ne reste qu’à agir.
J’agis !
Oh, j’vais pas vous raconter la séance, si ? Après tout, ça ne mange pas de pain. Vaut mieux causer de ça que de la prochaine imposition, du futur remaniement mini-stérile, ou de leurs conneries atomiques, non ? Si ça fouette le sang, ça ne le fait au moins pas tourner.
De nos jours, ils peaudechagrinent, les sujets de conversation tonifiants. Si on cause pas sport, cul ou art, de quoi peut-on parler sans se payer des crises de tachycardie ?
D’autant que cette fois, mon numéro casanovesque est peu banal, vous allez en juger. Et si vous n’avez pas envie d’en juger, allez vous faire foutre !
Que je vous confie d’abord, car c’est un secret dont je n’ai rien à branler, si je puis dire, qu’elle a des tétons merveilleux, cette gamine. Un modèle du genre. Elle planture de la mamelle, la fille de l’hallebardier. Je comprends qu’elle s’abstienne de soutien-loloches. Vu la qualité de la marchandise, ce serait dilapider le patrimoine que d’en acheter. Ces pare-chocs, madame ! Un moment, tellement qu’ils sont durs, je me demande si c’est pas du bois et je cherche par où ça se dévissé. Mais non, officiel, c’est du réel, du pour-de-vrai ! Ça fait partie intégrante de la personne ! Et ces couleurs, écoutez ! Dans les roses légèrement ocrés. Avec le capuchon comme une framboise bien mûre ! Je libidine un brin ? Vous croyez ? Pourtant je me contente de décrire. C’est mon métier, quoi ! Un grand romancier qui ne décrit pas, il est bonnard pour la casse. Tous les six mois on a la commission de métaphore qui passe nous vérifier la prose. Vous avez pas l’air de vous en douter ! Ça ne plaisante pas, parole ! Demandez à mes collègues… On est là, bien tranquille à sa machine. On fait du dialogue pour remplir :
9
Là, je lui ai dit mon ami en français, mais comme j’exprime en français ce qui est fait se dit en anglais, pour marquer la nuance, force m’est d’écrire en anglais ce qui se dit en français. C’est en ordre ? Bon.
10
Les rugbymen n’ont certes pas des sourcils particuliers, et si mon gars avait été footballeur, j’eusse dit « ses sourcils de footballeur ». Plus on écrit connement, mieux ça plaît !