Sur ce solide compliment, Goodeye fait comme la mer à l’heure de la marée basse : il se retire.
— Curieux, cette agence qui entre dans le circuit, pas vrai ? marmonne Mac Heckett (que je pouvais fort bien appeler Mac Habane).
— J’ai l’impression, dis-je, que mon client n’a pas mis tous ses œufs dans le même panier et qu’il s’est assuré le concours d’une officine britannique pour doubler ses chances de récupérer l’enveloppe, d’où la réflexion de Petit-Bébé avant de quitter la maison où je gisais, proprement estourbi ; il a dit « Voulez-vous parier que ce salaud de Frenchy cherche la même chose que nous ! »
— En tout cas, murmure Mac, ils ont été plus rapides que le Yard pour mettre la main sur Huret.
— Comment cela ?
— Si Paméla est allée enquêter au siège des taxis, c’est parce qu’elle suivait notre type, tout comme vous, et qu’il lui a glissé entre les mains, comme à vous ! J’ai dans l’idée que l’Agence O’Stbitt possède à propos du bandit des renseignements que, nous, nous n’avons pas. Bon, on y va, Sané ?
Je ne lui demande pas où.
Je le sais.
À peine débarquons-nous à l’aéroport, qu’un grand type affublé d’un long imperméable verdâtre, malgré le beau temps, et coiffé d’un chapeau de feutre à large bord aborde le Super.
— Toujours rien, dit-il, laconique. Pourtant il ne semble pas qu’il ait pu quitter Heathrow. Dès que l’alerte a été donnée, nous nous sommes rabattus sur les taxis et les bus.
Mac devient extrêmement professionnel. Son affabilité a disparu.
— Sacrédié ! dit-il, mais dans sa langue originelle, ce bonhomme ne parle pas un mot d’anglais, ce qui, dans cet aéroport, doit bigrement lui compliquer la vie.
— L’aéroport est immense, sir ! objecte l’homme à l’imperméable, néanmoins, si comme nous le pensons il s’y trouve encore, nous le prendrons, c’est une question de temps.
Pendant que les deux chickens se mettent à jour, je pense à ce furtif, à ce blafard Huret perdu dans cet univers anglais et bien qu’il soit assassin et voleur, un vague sentiment de pitié m’envahit. Franchement, je crois que ça relève d’une certaine notion de patrie. Si la même scène se déroulait à Orly, je serais frémissant comme un jeune chien de chasse. Mais ici, cette battue silencieuse m’attriste confusément. Je devine les affres du petit homme blême, traqué dans ces gigantesques locaux, côtoyant des gens qu’il ne comprend pas et desquels il ne peut attendre aucune aide.
— Vous avez visité tous les lavatories ? demande Mac Heckett.
— Naturellement, sir, et nous continuons de les surveiller.
— Les bars ?
— Aussi, de même que les salons d’attente, les boutiques de souvenirs et les restaurants.
— Mac, interviens-je, si cela ne vous ennuie pas, je vais musarder un peu. N’oubliez pas que j’ai vu l’homme, alors que dans vos rangs, excepté l’inspecteur qui l’a interpellé, on ne dispose que de sa photo. D’autre part, je suis Français comme Huret, et psychologiquement, je suis mieux apte à deviner ses réactions.
— Faites, my dear[12], faites, vous êtes ici chez vous !
« Comme il est fort probable que nos routes se croiseront, inutile de se fixer rendez-vous !
Je m’éloigne. Direction les guichets de la T.A.P. où Huret faillit se faire pincer. Derrière les bascules automatiques, des jeunes filles en uniforme gris délivrent des cartes d’embarquement à des voyageurs préoccupés. Elles sont petites, boulottes, très brunes, très pâles, un rien suiffeuses. Bref : portugaises.
Je contemple un moment le trafic. Bien, Huret était là, qui parlementait. Un inspecteur vigilant le repère, s’approche. Papiers siouplaît. L’autre ergote. De quel droit ! Simple formalité ! Mon œil ! Il sait à quoi s’en tenir. Il cherche un moyen de s’en sortir. S’esbigner… Mes papelards sont là… La valise du pasteur. On s’approche des bagages rassemblés. Peinard. S’agit d’une espèce de temps mort. Le policier est quelque peu indécis. En période d’observation. Donc pas aux aguets. Il dérouille la valoche dans le portrait ! Étourdissement. Combien de secondes ? Quatre ? Cinq ? Davantage ? Puis s’élance… Pas à tergiverser sur la direction. Le burlingue de la T.A.P. se trouve dans une sorte de cul-de-sac. Je file en pressant le pas, comme si j’étais Georges Huret. Je débouche sur un vaste hall, c’est plein d’animation. Des gens de toutes nationalités, de toutes couleurs. Y’a des chefs noirs en costumes nationaux. Des Chinois populaires pareils à des mécaniciens de locomotives. Des hindous. Des officiers de Sa Majesté. Des Américains en bras de chemise à manches courtes. Des Japonais bardés d’appareils photos. Des hôtesses de toutes les compagnies… C’est bigarré, mouvant, étrange, coloré. Ça ondule ! Ça se croise ! Ça déambule.
Il cavalait, Huret. Coudes au corps. Cabriolant à travers la foule. Son premier souci, avant même de se terrer : mettre de la distance entre lui et le poulardin.
Donc, traverser ce hall ! Le jeter derrière soi. Je vais de plus en plus vite ! Ça y est : voilà que je cours aussi.
Je louvoie (comme disait Colbert) entre les groupes. Crochète un vieillard, esquive un enfant ! Bouscule des touristes sud-américains égarés… Au fond du hall, il y a les escaliers. Les roulants et les normaux, côte à côte. Un homme talonné ne prend pas l’escalier mécanique. Sa vélocité a besoin de stabilité. S’il grimpe il se met en vue. Or il a besoin de s’engloutir. Et puis, en bas, cela veut dire dehors.
J’agis au rythme de ma pensée. Je dévale cinq à sept (ma marotte) l’escalier. Faisant des bonds formidables, la main droite coulant sur la rampe pour assurer mon équilibre. J’ai la paume en feu. Le rez-de-chaussée ! À droite, il y a des portillons, avec des préposés qui poinçonnent, des petites portes battantes. Bref, un obstacle. Je chope à gauche. Cet endroit est relativement calme. On voit des manutentionnaires pousser des chariots de bagages.
Je continue de courir. Bon Dieu, ce couloir n’en finit plus ! Un vrai champ de course ! Je suis trop à découvert ! Ça ne peut pas durer ! Tiens : un escalier à droite. Je le prends. Il y a marqué dessus « Réservé exclusivement au personnel de l’aéroport », seulement je ne lis pas l’anglais. Je grimpe. C’est vide. En haut, une large porte en matière plastique opaque, à deux battants gondolés. Je la pousse. Un grand local silencieux s’offre. Dans le fond, des mecs en salopettes bleues s’activent sur des paquets. Ils ne se retournent pas à mon entrée. Je suis trop loin d’eux. Et puis ils s’en foutent. Ont l’habitude du va-et-vient. Je ne vais pas m’approcher d’eux ! Oh que non ! Je pousse la première porte qui se présente. J’atterris dans le Post Office. Pile derrière l’essaim de cabines téléphoniques. Un comptoir circulaire, éclairé par une couronne de néon. Deux messieurs coiffés d’écouteurs plantent des fiches dans un standard horizontal. Des clients se pressent, indifférents à mon entrée. On dirait que tout le monde se fout de tout le monde ici ! Personne ne vous regarde, ne vous considère. Vous êtes transparents ! Libres à faire mal. On est désemparé par cette colossale absence d’intérêt de ses contemporains. Je reprends souffle. Visite le bureau de poste où la vie trépidante de l’aéroport se calme, devient lente et précise. Ça sent le tampon encreur, l’imprimé, la peinture… Je quitte la poste par la grande porte vitrée, unique accès réservé au public. À nouveau c’est un hall plus vaste encore que le précédent. Mais plus calme. Il n’y a plus l’affairement des enregistrements, des bagages coltinés. Ici, on attend. On use des minutes superflues. Coup d’œil d’ensemble. Des bars, des toilettes, des guichets de renseignement, des bureaux de change, des boutiques… Justement, immédiatement au sortir de la poste, se dressent les éventaires d’un magasin de fanfreluches cerné de présentoirs pivotants. Des gens désœuvrés s’y agglutinent. Viennent y dépenser leurs dernières devises.
12
Il est de règle, dans un roman français dont l’action se déroule en Angleterre, que l’expression « my dear » soit utilisée. De même, vous aurez remarqué l’emploi de « sir » qu’il est bon de ne pas traduire si l’on entend conserver un certain climat au récit.