Si le gars Huret a adopté mon itinéraire, à cet instant précis, il a dû marquer un temps d’arrêt. Il devait avoir la respiration un peu courte, le Frenchman.
Besoin de se remettre. La première période de sa fuite est terminée. La séquence vitesse et distance laisse place à la séquence « astuce ». À présent, il s’agit de se planquer. Du moment que la police le guettait, elle doit surveiller les issues. Donc, ne pas quitter l’aéroport pour l’instant. Et puis, l’aéroport ne signifie-t-il pas Départ ! À quelques mètres, sur les pistes en béton, des avions s’envolent à « jet » continu.
Avec un peu de chance et de toupet, il finira bien par en prendre un !
Je me coule dans la forêt de présentoirs. J’ai besoin d’écrans, ne l’oublions pas. Je dois me dissimuler à tout prix. Des journaux en toutes langues… Des post-cards. Des stylos dont la partie supérieure est transparente, à l’intérieur de l’objet c’est plein d’eau et, quand on l’incline, des remorqueurs miniatures défilent devant le Tower Bridge ou l’Obélisque de Cléopâtre.
Le magasin est tenu par une charmante petite vieille dame à cheveux bleus. Elle porte un col Claudine sur sa robe noire et un face à main, retenu par un cordon, ballotte à l’emplacement de sa défunte poitrine. Elle reste à sa caisse enregistreuse, lisant à travers une loupe un livre imprimé trop fin pour sa vue défaillante. Le local est exigu. L’essentiel des denrées à vendre se trouvant dehors. J’entre, poussé par un obscur instinct. La vieille dame ne sourcille pas.
Des carpettes réputées d’Orient pendent à des tringles mobiles. Cela ressemble à un énorme porte-serviettes.
Tiens : voilà une planque provisoire pour un mec aux abois. Il a pu se glisser là, Huret. Faire mine d’examiner les tapis et se tenir caché un bout de temps.
— Escusez-moi, madame…
La petite vieille lève la tête et abaisse sa loupe. Elle a un charmant sourire très gentil. Les vieilles anglaises sont les dames les plus adorables du monde. Toujours de belle humeur et la cordialité aux lèvres.
— Oh, parfaitement, monsieur. Vous désirez ?
— Auriez-vous remarqué, il y a un certain temps, disons une heure ou une heure et demie environ, un monsieur au teint très pâle, légèrement voûté et portant un complet gris. Il garde tout le temps la bouche ouverte et son visage est extrêmement plat.
Tout en décrivant je mime. Pas trop mal, il faut le croire, car la chère vieille personne opine.
— Je dois admettre que cela me dit quelque chose, gazouille la bonne vieille perruche (à noter que dans la réalité, une perruche ne gazouille jamais).
Pour achever de stimuler sa mémoire, je lui déballe la photo de Huret. Ne jamais montrer abruptement une photographie de suspect à un témoin, ça le désarçonne, même si le témoin en question est colonel du Cadre Noir de Saumur[13]. Toujours le conditionné auparavant.
La tendre belette aux cheveux couleur d’azur brandit son face à pogne pour examiner l’image.
— Oh, oui, certes, dit-elle. C’est le garçon qui m’a acheté un foulard et un poudrier.
Je m’étrangle.
— Un poudrier !
— Si fait, je suppose qu’il a voulu rapporter un cadeau à sa femme ?
— Il était Français, n’est-ce pas ?
— J’ignore, car il n’a pas dit un mot. Étranger, ouï, peut-être puisqu’il n’a pas paru comprendre lorsque je lui ai annoncé le prix. Je pensais plutôt voyez-vous, que ce pauvre homme était sourd-muet. En effet, il a pris également un journal anglais : le Daily Mail, je crois.
— Vous rappelez-vous quel sorte de poudrier il vous a acheté ?
Elle rit.
— Vous m’y faites penser… Il a acheté une marque française. Si son épouse est Française aussi, ce ne sera pas un souvenir très typique, n’est-il pas ?
— Évidemment, un pudding ou une Tour de Londres auraient été mieux indiqué, conviens-je. Vous disiez, ce poudrier ?
Elle désigne un casier marqué « Made in France » sur le comptoir.
— That is !
Je prends l’un de ces objets. Il s’agit d’un poudrier en matière plastique richement incrusté. Il est chargé. À l’intérieur se trouve un fond de teint ocre.
— Madame, je vous remercie grandement, déclaré-je en lui dédiant une courbette de mousquetaire en visite chez M. de Tréville.
Mais elle n’entend pas me laisser filer ainsi.
— Oh, dites-moi, ce garçon que vous semblez rechercher, c’est à quel propos ?
Je lui dédie une moue désinvolte.
— À propos d’une manie qu’il a d’assassiner les vieillards, chère madame. Rien de bien grave, comme vous voyez.
Tandis qu’elle s’étrangle et laisse dégringoler son face à face[14] dans le tiroir caisse, je m’éclipse (de l’une pour aller à l’autre).
Je ne vais pas loin.
L’escogriffe à l’imperméable vert qui a fait son rapport au Super, lors de notre arrivée, se dresse before me comme un diable jailli d’une boîte, ainsi que le dirait si joliment le général Doublestar dans ses mémoires sur les guerres qu’on lui a gagnées.
Mon little finger me dit que les copains du Yard ont dû me filer le train à distance, mine de tout et de rien, pour si des fois mon flair serait de meilleure qualité que le leur.
— Pardonnez-moi, sir, le Sup’ vous fait demander d’urgence. Nous avons retrouvé l’homme.
— Indeed ! m’exclamé-je en français[15] tellement mon émotion est vive. Et où était-il ?
— Dans les toilettes du bar, au premier, sir.
L’homme semble fou furieux et crie des insultes, à ce que prétendent des gens qui comprennent votre idiome. Le Sup’ compte sur vous pour l’amener à la raison. Pour l’instant le bandit refuse de sortir, sous prétexte que sa porte est bloquée.
Y’a des gus qui emboîtent les sardines, d’autres qui emboîtent les spectateurs survenant en retard ; moi, pas compliqué, je me contente d’emboîter le pas à l’escogriffe.
Effectivement, vingt-cinq mètres avant d’atteindre les goguenuches, je perçois les échos de la scène.
Jamais, de mémoire britannique, on a assisté à pareil scandale. Dans un pays où les forcenés hurlent à voix basse et où seuls les prédicateurs se permettent de hausser le ton quand ils parlent au nom du Seigneur, les lavatories constituent une zone particulièrement silencieuse, que les féculents eux-mêmes ne troublent pas, le pet anglais comptant parmi les plus discrets du monde. C’est à ce point shocking que les clients du bar prennent le large pour ne pas assister à semblable infamie et que les serveurs, bien qu’étant pour la plupart d’origine latine, s’abîment dans le fourbissage de leurs percolateurs après avoir monté le volume sonore de l’élec trop faune.
J’entre dans les cagoinces joliment carrelés en vert et jaune. Le Sup’ et deux inspecteurs atterrés les assiègent. Six cabines s’alignent face à des urinoirs où murmurent des sources bucoliques dont le débit a été admirablement régularisé par des soins vigilants de plombiers londoniens qui savent ce qu’est une prostate. Cinq portes de cabine béent sur des lunettes pimpantes.
La sixième est fermée. Des secousses sismiques l’ébranlent tandis qu’une voix farouche, hargneuse, vengeresse prend à partie la perfidie grandalbione qui piège impitoyablement le touriste continental coupable de non-constipation.
— Tous des emmanchés, ces fumelards de rosbifs ! jette l’organe tempétueux ! Faut qu’y s’compliquent la vie jusque dans les chiottezingues. Pouvaient pas adopter le verrou classique, en vigueur chez les aut’ peuples sur ou sous-développés ? Une serrure qui marche au pognon, comme un distributeur de chouigome ! C’est pas la honte d’une nation ? Faut z’être en royauté pour se permettre des arnaqueries de ce genre ! Et le mec que ça presse et qu’a pas de mornifle, dites ? Il fait comment t’est-ce pour se ramoner l’alambic ?
15
Vous l’aviez compris puisque, en vertu de nos conventions collectives, je l’ai écrit ici en anglais.