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Félicie et son surprenant compagnon montent dans une vénérable Hillmann déglinguée.

— Vous allez suivre cette auto ! enjoins-je à notre pilote que j’ai dûment conditionné en lui montrant tour à tour ma carte et un billet verdâtre où s’étale le portrait de l’Élisabeth au temps des cerises.

— Yes, sir. Ce ne sera pas difficile, car les gens qui vous intéressent ont pris le plus fieffé tacot de Londres.

La filature commence.

Suivre une bagnole roulant à 40 à l’heure est en soi un exploit.

— On se croirait à un enterrement, déclare Marie-Marie.

La circulation est très intense sur l’autoroute. Des cars en forme d’écopes renversées nous doublent en klaxonnant. Des camions, des voitures particulières… La Rolls Phantom abonde dans le secteur, pilotée par des esclaves en livrée.

— J’ai hâte de voir des policemen, déclare la Mouflette. Et puis des autobus à impérialiste… Tu crois qu’on verra aussi la reine, Santonio ?

— Hum, en Angleterre, c’est plutôt rare vu qu’elle a beaucoup de galas à l’étranger.

Par la lunette arrière du bahut de Félicie, j’aperçois celle ci en conversation avec Huret. Que peuvent-ils bien se raconter ?

— Tu disais que tu ramenais du nouveau, Gros ? demandé-je à mon ami.

C’est cocasse : il est venu au rapport et nous n’avons pas encore dit un mot de sa mission.

— Plusieurs trucs intéressants, oui. Je te les virgule en vrac. Primo j’sus été chez lui, dit Béru en montrant la route devant nous.

— Alors ?

— D’orge et d’orgeat, je peux t’assurer que ce mec est dingue.

— Pourquoi ?

— Biscotte il a le caberlot qui branle au manche, mon pote. Tu verrais c’t’appartement, hein, Marie-Marie ?

— Ah ! parce que la gamine était avec toi ?

— Dans l’état qu’y se trouvait, l’eusse pas fallu que je le lâche d’une semelle ! riposte péremptoirement miss Tresses. En tout cas il a raison pour ce qu’est du logement de ce bonhomme. Un vrai foutoir ! Surtout sa chambre qu’on dirait une chapelle ardente.

— Une chapelle ardente ?

— L’est pleine de cierges, de photos, d’images saintes et de fleurs artificielles, affirme Alexandrovitch-Benito. Tu te croirais à Lourdes. Paraît que ce mec a eu un drame dans son enfance. À la Libération, on a flingué son Vieux qu’était économe à la Milice, ou un machin de ce genre. Selon ce que j’ai appris d’une vieille voisine, ça l’aurait trop matisé, Huret. Il avait dix ans à peine et il a vu son dabe saigné comme un goret au coin de la rue, contre le mur de son école. Tout jeune homme il s’est adonné à l’espiritisme pour entrer en communion avec l’esprit à papa, sa vieille le poussait à la table tournante et au marc de caoua. Paraîtrait, toujours aux dires de la voisine qui a connu tout ça, qu’il discutaillait le bout de gras avec son faseur, certaines nuits.

Il promettait de lui rabiliter la mémoire.

Pépère pouffe :

— Il en prend pas le chemin !

— En effet, c’est intéressant, mon gros lard. Autre chose encore ?

— Mouais.

Le Sensible prend son temps et annonce en lissant la bande de serpillière qui lui tient lieu de cravate :

— Tu sais qu’ils sont quatre clients de la banque à avoir été volés par ton petit camarade ?

— On me l’a dit, oui.

— ’magine-toi qu’un de ces gars s’est suicidé hier soir. Drôle de coïncidence, non ?

Je sursaute.

— Quel est le nom de ce bonhomme ?

— Bouge pas.

Il explore ses poches intérieures d’où il extrait un passeport aussi consistant qu’une carpette persane datant de deux ou trois siècles, un peigne privé de toutes ses canines et incisives, une tranche de pain de mie rassie à laquelle adhère encore du pâté de foie, un porte-carte réclame soutenu par des élastiques, une quittance de l’E.D.F. couverte de graffiti, et un tube de mayonnaise à peu près vide, auquel manque son bouchon.

Le Formide déplie la quittance de notre respectée Électricité de France et se met à la tourner dans tous les sens, comme on le fait d’un dessin-devinette pour essayer de découvrir le garde-champêtre dans les branches du pommier.

— C’t’un nommé Otto Buspériférick, diplomate brésilien d’origine allemande qui s’était retiré de la Carrière depuis deux piges. Il vivait à Paris, en bordure du Bois.

— Quel âge ?

— Soixante carats.

Cette nouvelle me donne de la pâture à gamberge. Mais je n’ai pas le temps de la consommer. Un coup de frein brutal nous a précipités contre la vitre de séparation isolant les passagers du chauffeur. Comme elle est ouverte de mon côté, ma tronche passe dans la partie avant, mais il n’en va pas de même du Dodu, dont le nez se met à saucetomater séance-tenante.

— Excusez-moi, dit le driver, mais ça n’est pas de ma faute.

Il désigne le taxi de m’man, lequel vient de piler net sur l’autoroute. La portière de droite est ouverte. Huret s’est jeté hors de la voiture en marche. Il s’élance comme un fou sur sa droite. Seulement on roule à gauche in England et il se trouve du côté du flot de la circulation. Il cabriole pour éviter une Jaguar, ce qui n’arrange pas son problème puisque, ce faisant, il se trouve carrément devant le capot d’un bus lancé à quelque 90 km/h. Je perçois nettement le vilain choc ! On dirait qu’on vient de laisser tomber un sac de blé sur un plancher. Blaoum ! Des bruits de frein suivent. Des casserolades d’ailes qui s’entremboutissent ! Je saute de notre taxi pour me ruer sur les lieux du sinistre. Je crois que je suis le premier à constater le désastre. Georges Huret gît sur la chaussée, la tête écrasée. Elle a une forme trapézoïdale assez surprenante sa pauvre bouille, à présent. Il a été bousculé par le lourd véhicule qui l’a chassé droit devant lui puis l’a percuté une deuxième fois. Y’a de la cervelle et des cheveux après le pare-choc.

Ah ! la sombre merderie ! Ce coup bas du sort, mes dames et mes essieux ! Le destin me glaviote à la frite ! Si près du but ! Tout carburait à merveille. On avait l’impression que ça baignait dans l’huile, et puis vous voyez…

Enfin, ma nature reprenant le dessus, sans perdre un instant, je me mets à fouiller ses poches. Me reste plus que ça en prime de malchance.

— Hé, vous, qu’est-ce que vous faites ! me lance le conducteur du car, un peu pâlot sous sa couperose.

— Police ! dis-je sèchement !

— Vous pouvez me le prouver ?

Agacé, je lui montre ma carte.

— Vous êtes étranger ?

— Ne vous occupez pas de cela. Faites prévenir d’urgence le superintendant Mac Heckett qui se trouve actuellement à l’aéroport. Qu’on fasse un appel !

Ça le calme. D’une main fébrile je palpe le gars et vide ses vagues avec une dextérité de pickpocket. Un passeport, un billet d’avion, un portefeuille, un mouchoir, une photographie sur émail représentant un type au visage ingrat, d’une trente-cinquaine d’années, une clé dont la boucle comporte une petite plaque de cuivre où est gravé le chiffre 4. Je place le tout dans mon mouchoir déployé et m’apprête à retourner dans mon taxi pour l’examiner de plus près lorsque je me trouve nez à nez avec ma pauvre chère Félicie. D’une pâleur de marbre blanc, m’man ! Un léger tremblement l’agite.