— Oh ! surtout pas, fait-elle vivement. À la façon dont il est parti, il devait se douter de la chose et il redoutait d’avoir à se manifester. Laisse-le bien tranquille, Antoine. Quant à moi, je suis persuadée que cette expérience sera pleine d’enseignement. Tu sais, à mon âge, on a besoin de se trouver confronté avec soi-même, ailleurs que dans son petit univers familier. J’aurai l’impression de faire une retraite, comme à l’époque de ma Première communion.
Elle m’embrasse.
— File, mon chéri. Et conserve l’esprit libre.
Je la presse contre moi. Pourtant, avant de quitter ma vieille, je m’appuie des deux poings sur le burlingue du chef de poste et je lui déclare, d’un ton très uni, presque à voix basse, presque cordialement.
— J’espère que vous avez une connaissance de l’homme suffisante pour pouvoir lire dans mes yeux tout le bien que je pense de vous. Si par hasard vos prochaines vacances vous amènent à Paris, n’oubliez pas de venir me voir, j’aimerais tellement vous montrer mes estampes japonaises.
Vous croyez que ça le fait bondir ? Que ça l’indigne ? Je t’en fiche. Le gars me coule un œil blanc comme celui d’une alose pêchée de huit jours.
— C’est très aimable à vous, sir répond-il seulement.
L’Agence O’Stbitt occupe deux étages d’un confortable immeuble protégé par un fossé et une grille noire aux pics rébarbatifs. L’Anglais, faut l’admettre, il a beau produire du Beatles, il reste moyenâgeux de cœur et d’esprit. Il y a du château féodal dans la moindre maison de rapport à Londres. Si les ponts levis ne sont plus amovibles, ils existent toujours dans l’architecture, à preuve ces escaliers qui relient la maison au trottoir par-dessus des sauts de loups mystérieux.
La porte, vernissée est d’un vert presque noir. Là-dessus, les cuivres rutilent faut voir comme.
— Dis donc, y s’mettent bien, les privâtes, en Angleterre, bée Béru. Ça, c’est de la crèche. Chez nous ils végètent au fond des cours, dans des masures pourries.
— Ici, la police privée est reconnue d’utilité publique, mon Gros, expliqué-je en appuyant sur le bouton d’interphone de l’Agence.
Personne ne répond. J’attends un chouïa et recommence, toujours en vain.
— C’est samedi, fait observer la musaraigne, ’sont été s’mettre au vert.
Je mate les autres plaques situées sous celle de l’Agence et j’en avise une, minuscule, sur laquelle est écrit en fine anglaise — bien sûr — aux pleins et aux déliés admirables : « Kenneth O’Stbitt Jr. Private. »
L’appartement du boss, supposé-je.
Je sonne. Cette fois mon initiative porte ses fruits, comme disent les arboriculteurs de la vallée du Rhône quand ils vont au marché. Une voix d’homme, plutôt ennuyée qu’aimable, demande :
— Qui êtes-vous et que désirez-vous ?
— Je suis un homme dans l’embarras qui souhaite s’entretenir de toute urgence avec le directeur de la O’Stbitt Agency, réponds-je.
— L’agence est fermée et ne rouvrira que lundi à 9 heures du matin, rebuffe la voix.
— Mais peut-être son directeur reste-t-il ouvert aux nécessités de ses enquêtes ? émets-je. Lorsque les églises sont fermées, les prêtres qui les desservent administrent encore les sacrements si cela urge.
Ma riposte semble amuser la voix. Je perçois un embryon de rire. Puis le gars murmure :
— Très bien, montez jusqu’à mes appartements, c’est au troisième.
Il ouvre de grands yeux, le Dirlo, en nous apercevant tous les trois sur son paillasson marqué de ses initiales. Faut dire qu’on forme un peu cortège du véquende. Le côté cueillette du muguet dans la région d’Arnouville-lès-Gonesse, avec le Gravos composté des souillures alimentaires comme après un pique-nique épique et la môme dont les bouts des tresses sont en détresse et tirebouchonnent. O’Stbitt est un grand type blond, un brin cendré, jeune mais précocement ridé ; avec un nez aristocratique et des yeux violets. Il est en veste d’intérieur à brandebourgs et porte un foulard de soie négligemment noué.
— Je conçois votre étonnement, monsieur O’Stbitt, fais-je en souriant Gibbs. Ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’une ruse et qu’en fait nous quêtions pour acheter des maxi-jupes aux soldats de la Garde Écossaise, nous sommes ici à propos de cette délicate enquête dont on vous a chargé de France !
J’y vais au bluff, comme vous pouvez le constater. Carrément !
O’Stbitt Junior sourcille.
— Entrez !
Il nous ouvre une porte vitrée et nous montre un confortable living qui doit avoir sa photo dans « Houses and Gardens ». Y’a du canapé, en velours frappé (c’est plus frais aux miches), du meuble d’acajou style barlu, des lampes plantureuses, des tableaux modernes plus quelques objets nègres sur des socles de marbre noir.
Et puis il y a aussi, il y a surtout, ma belle assommeuse de chez la môme Marjorie. Celle que j’appelle la femme aux yeux verts, car je suis plus romanesque que la collection Printemps. Elle porte un kimono de soie vert qui s’harmonise fabuleusement avec ses yeux. Bien sûr, malgré son self contrôle, elle tique en m’apercevant.
— Mes hommages, miss Morton ! lui lancé-je théâtralement. Je dépose ma bosse à vos pieds.
Tout ce qu’elle murmure, c’est :
— Bravo, vous avez fait vite !
— On m’a toujours assuré que j’étais un « rapide », d’ailleurs vous avez eu l’opportunité de vous en apercevoir.
— C’est le policier français dont je vous parlais, Kenneth, dit-elle à son patron et amant.
— Oh ! je vois, fait seulement O’Stbitt. Asseyez-vous.
Il y a un silence à peine troublé par la mastication de Bérurier qui, venant d’apercevoir des chips dans une soucoupe est en train de les consommer sans attendre qu’on l’en prie.
— Je m’excuse pour tout à l’heure, commissaire, murmure Paméla Morton après un temps de méditation. J’ignorais à qui j’avais affaire.
J’exécute un mouvement balayeur.
— N’en parlons pas : ce sont les risques de nos métiers, ma chère.
— Vous, au moins, vous êtes fataliste, glousse la ravissantissime.
— Je prends les choses et les femmes comme elles se présentent, rétorqué-je.
Nouveau petit silence pour lui donner le temps de rougir puis de dérougir. Kenneth O’Stbitt sert des drinks.
— Le bébé boira quelque chose ? demande-t-il en désignant Marie-Marie.
La mouflette prend sa frime rageuse des grands jours.
— Je cause mal l’anglais, Santonio, mais c’t’espèce de manche viendrait-il pas de me traiter de bébé ?
— C’est un terme affectueux.
— Dis-y qu’il se les remette en veilleuse, ses termes affectueux, qu’on n’a jamais gardé les vaches ensemble, lui et moi.
— Que me vaut l’agrément de votre visite, monsieur le commissaire ? s’inquiète O’Stbitt en me présentant un scotch carabiné.
— Besoin de quelques tuyaux, monsieur le détective privé.
— De quel ordre ?
— Concernant l’affaire Huret.
Il me défrime d’un œil suffisant (le genre de regard qui me file la haute tension dans la moelle épinière) et déclare :
— Notre agence est réputée pour sa discrétion, monsieur le commissaire. Feu Archibald O’Stbitt, mon père qui l’a fondée, m’a transmis sa passion pour le silence professionnel. « Mon garçon, disait-il fréquemment, n’oublie jamais que dans notre profession, le dernier mot, chose paradoxale, appartient à celui qui se tait. » Plaisant, non ?
— Très, conviens-je. Votre père était un homme sage, seulement il ne m’avait pas prévu.
Du coup, Kenneth cesse de sourire et son regard s’assombrit comme la descendance d’un baron dont la fille a épousé un Sénégalais.