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Pauvre m’man, va ! C’est une espèce de calamité, un fils comme bibi, non ?

Ça y est l’éclairage urbain cesse. On passe devant des usines assoupies. La chaussée s’élargit, cesse d’être pavée, devient route. Le chauffeur actionne l’accélérateur.

— Je ne savais pas que le Yard possédait des succursales en province, laissé-je tomber, en réprimant un bâillement.

Le grêlé ne réagit pas. Un tigre ! Il est félin, dans son genre. On sent que chez cet homme, le silence est une sorte d’auxiliaire. Il s’y embusque, y affûte ses nerfs d’acier. Simplement, ma réflexion a stimulé sa vigilance. Je pige ça à un léger frémissement du revolver sur son genou. Si je tentais une petite action d’éclat, je sens qu’il défouraillerait aussi sec, c’est le type à actionner les détentes sans se poser de question préalable (ni même postérieure). Il seringue d’abord, Morlan, quitte à discuter ensuite.

Nous roulons une bonne demi-plombe, d’une allure vive mais qui reste raisonnable. Le chauffeur respecte la limitation de vitesse pour ne pas se coller un motard aux miches. On traverse une belle campagne éclairée comme en plein jour par une lune radieuse.

J’aperçois des métairies, des castels médiévaux (vache, cochon, couvée), des vergers langoureux, aux barrières pour gravures pastorales. Monsieur Pickwick ! Seulement ce qui m’attend risque d’être plus remuant que du Dickens. Comme nous atteignons un carrefour, le conducteur file un coup de patin et vire à gauche sur une route secondaire. Au loin, je vois miroiter une étendue d’eau. Un lac ? On s’en rapproche et je pige qu’il s’agit en fait de la Tamise. Notre petite route rejoint un chemin de halage raviné, aux ornières herbues. C’est à ce moment-là seulement que la peur me saisit. Dites, vous ne voyez pas que ces deux pas-beaux m’aient conduit dans cet endroit désert uniquement pour m’assaisonner ? Une rafale ! Et plouf : au bouillon ! À ta santé, San-A. ! Et pendant ce temps, le Gros galimafre ses italienneries parmesanteuses.

J’éclate de rire, ce qui fait tiquer mon garde du corps, la raison de mon hilarité ?

J’ose à peine vous le dire. Vous allez penser qu’elle est sans commune mesure avec la gravité de l’instant. Le type qui trouve le moyen de se fendre le pébroque pour un aussi piètre gag alors qu’il s’attend à déguster de l’acier calibré, ce type-là doit avoir un petit grain de dinguerie. Bon, admettons. Et après ? J’en ai pas honte, vous savez. Au contraire, je m’en flatte. Ce grain de dinguerie, je veux l’arroser tous les matins, qu’il germe vite, croisse et excroisse. J’espère une belle plante folle, un jour, à l’ombre de laquelle j’oublierai les chiotteries de l’existence.

Je me marre à cause du Gros. Il n’a toujours pas un fif sur lui, et en ce moment, ne me voyant pas revenir, il doit bougrement phosphorer pour trouver le moyen de carmer l’addition.

CHAPIDIX[20]

« L’adjoint de l’inspecteur Morlan » roule au pas le long du chemin de halage. Notre grosse pompe cahote comme une diligence venant de casser un essieu. Sur l’eau grise, des lueurs tremblotent : celles de bateaux de plaisance amarrés pour la nuit en bordure des rives agrestes. Ils queue-leu-leutent en marge du courant, blancs et luxueux pour la plupart. Il semblerait que cette partie du fleuve leur soit réservée car j’ai beau regarder, je n’avise ni péniches ni cargos. On entend de la musique, des trucs langoureux comme un crépuscule d’été, qui incitent au frotti-frotta. Le grand trémoussage des nombrils, les gars ; la super-valse du radada, goût suave du singe ! Agenor Curgle ralentit et se met à vociférer du klaxon. Il joue « Tagagaga veux-tu » version anglaise, en ponctuant d’appels de loupiote. Presque aussitôt, un projo s’éclaire et s’éteint à trois reprises à l’avant d’un barlu.

— Scotland Yard section fluviale ? je ricane.

Le chauffeur se marre, mais le grêlé continue d’imperturber. Bientôt, un you-you quitte le flanc du bateau amarré pour piquer droit sur nous. Il est propulsé par un petit Johnson de 3CV qui, dans la nuit majestueuse étalée sur la Tamise déclenche un fracas de pétrolette. Un seul homme manœuvre l’embarcation. Un type vêtu de blanc et coiffé d’une casquette marine. Lorsque le frêle esquif[21] est sur le point d’aborder, Morlan murmure simplement :

— Go[22] !

Le chauffeur ouvre la lourde de mon côté et « l’inspecteur » sort derrière moi, en gardant le canon de son arrosoir planté dans mon dos. D’une bourrade il me propulse en direction du petit canot. J’y prends place. Le mec qui le pilote est brun de poil, très broussailleux dans l’ensemble. Type nettement méditerranéen. Il n’en casse pas une pendant le trajet de retour. Seul, le grêlé m’a suivi. Agenor, quand à lui, est en train d’exécuter une délicate manœuvre pour tourner bride. Avant que nous n’ayons accosté au yacht, il a déjà repris la route de Londres.

La brise soufflant au ras de l’eau me fait du bien. Elle balaie les maussaderies qui stagnent en moi. Mine de rien, je m’efforce de déchiffrer le nom du bateau. Généralement, comme le port-salut c’est écrit dessus, mais on se présente perpendiculairement au flanc du yacht, et je ne peux apercevoir les caractères peints sur la coque. Drôle d’aventure, non ? Je m’attendais guère à être embarqué à bord d’un bâtiment de grand luxe lorsque j’ai sonné à la porte de Mémé Ferguson. Car il est very luxurious, le croiseur du grêlé. Je le subodore déjà, depuis sa ligne de flottaison. Je vois briller des cuivres plus polis que les pensionnaires de Bouffémont. Je capte des odeurs de vernis frais. Même de nuit on s’aperçoit qu’il est pimpant, qu’il rutile, le p’tit navire.

L’échelle de coupée me donne des envies de croisière dans des pays embaumés. J’imagine des cocotiers à l’horizon, des lagons et des lagunes à la place des lacunes présentes.

— Montez !

J’escalade docilement les degrés revêtus de caoutchouc cloqué. Lorsque j’arrive sur le pont, deux marins en maillot rayé s’assurent de ma personne. Voyez-vous, mes drôles, ce qui me surprend, c’est le côté organisé de tout ça. Ces gens me réceptionnent comme s’ils m’attendaient. Or, je suis bien certain de la chose pas une seule fois depuis son intrusion chez la vieille, Morlan n’a eu l’occasion de prévenir qui que ce soit.

Il surgit à son tour et disparaît par l’écoutille arrière. Je demeure immobile entre les deux matafs, admirant le pont sublime de propreté tout en me demandant si le moment ne serait pas choisi de fausser compagnie à ces Jean Bart d’opérette. À trop attendre, on finit par rater le coche, mes amigos. On passe à côté de son destin. C’est le type vergeot qui laisse une fois de trop sa mise et ses gains sur le tapis vert de la roulette. Je me fais fort de les fiche K.O., ces deux zèbres. Ensemble ! Car ils sont du genre gringalets. Un coup de savate dans les mandibules du pilote qui remonte après avoir amarré le canot, et le tour est joué. Alors ? Alors, rien ! Le déclic ne s’opère pas. Comprenez votre San-A., les gars : il n’a pas envie de partir ! Même additionnée de Ricard, l’eau de la Tamise ne lui dit rien. D’accord, l’opération serait risquée, mais ça n’est pas la perspective du danger qui me retient. Plutôt une sorte de grande paresse mêlée de curiosité.

Le grêlé réapparaît après une courte absence. Il adresse un signe à mes gardes du corps et ceux-ci me poussent en direction de l’écoutille.

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20

Vaticanais moderne, s’écrit « Chat-Pie X ».

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21

Comme quoi je peux m’exprimer en style romanesque quand je me force.

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22

Étant donné la brièveté du mot, ça ne valait pas le coup de traduire, n’est-ce pas ?