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Il devait quitter Londres pour Lisbonne le lendemain mais, probablement poussé par les circonstances, il essaie de partir immédiatement. À l’aéroport un flic le retapisse, veut l’arrêter. Avec un sang-froid de vieil outlaw, Huret le sème, il se déguise, il attend… Je le fais repêcher par ma mère. À bout de nerfs, l’étrange bonhomme consent à la suivre. Il est redevenu le petit foutriquet apeuré, le timoré, le raseur de murs, le trotte-menu qu’il a été toute sa vie, jusqu’au moment de son forfait.

Félicie essaie de le sermonner. Mais lorsqu’elle fait allusion au meurtre du numismate, Georges Huret saute du taxi en marche pour s’enfuir sottement, droit devant lui. Il a agi comme un fou. Un autobus le tue. Je trouve sur lui ses faux fafs, son billet d’avion circulaire, une clé…

Tiens ! La clé !

Je saute de mon lit. Trop rapidement. Je n’ai pas tenu compte de mon état. La verticale, quelle chioterie ! Tout tourne, tout titube autour de moi. La fenêtre me passe à vingt reprises devant les yeux. Je cherche à cramponner le montant de mon plumezingue. Il m’échappe, l’enfoirure ! Je tombe à genoux. Groggy ! Sonné. L’arbitre compte. J’entends sa voix, dans une réverbération sépulcrale.

— … huit, neuf, dix…

Mon vertige ralentit. Ça pue le fer chauffé. À quatre pattes je vais jusqu’à la petite armoire métallique occupant l’angle gauche de la chambre (cet angle est réputé gauche par rapport à la droite, vous l’aurez sans doute compris tout seuls). Je me redresse, fermant les yeux pour juguler ce méchant manège en folie. J’ouvre la porte. Je tâte mes fringues… Mon porte-carte, mon fric… Un seringue dans sa boîte nickelée ! Ah, les vaches ! Et des ampoules sans étiquette ! Pas de clé ! Plus de clé !

Déçu, secoué de nausées, je regagne mon lit. Ouf ! C’est bon de récupérer dans la position de la planche à repasser en batterie. Un long instant s’écoule. En moi, ça fait comme après qu’on ait agité la boule de verre contenant un paysage d’hiver. La neige achève de tomber et ça redevient serein. La tempête s’éloigne et les vents sont calmés ; la forêt qui gémit pleure sur la bruyère… qu’il chantait, Freddo.

Reprends ton autopsie de l’affaire, San-A. Faut vider l’abcès en plein, mon gars ! Lui déménager tout l’exsudat pathologique.

Première constatation du second paragraphe : l’installation de notre gaillard dans St John’s Wood était limitée puisqu’il devait prendre l’avion aujourd’hui. Donc, le mystérieux correspondant qu’il attendait devait obligatoirement se manifester avant ce soir dix heures.

Deuxième constatation : après une semaine de vie végétative dans le quartier qui lui avait été indiqué, Huret l’a quitté pour se rendre chez un numismate du centre. Pourquoi ? Que voulait-il au bonhomme ? Lui a-t-il proposé les pièces de son butin ? Sûrement pas. Autrement je les aurais retrouvées sur lui. À moins qu’il ne les ait planquées à l’aéroport. Cela, je me le suis déjà dit et redit. La mort du numismate constitue un tournant de l’affaire. Elle complique tout. Elle brouille les données. C’est le jet d’encre de la pieuvre dans ces profondeurs cloaqueuses où je me débats.

Huret est-il l’assassin ?

Pour l’affirmative, il y a le fait qu’il s’est sauvé immédiatement après le meurtre : plus le facteur temps, car nous sommes revenus sur les lieux aussitôt après que l’employé de banque nous eut semés, ce qui ne laissait guère de temps à un autre meurtrier pour exécuter son forfait.

Pour la négative, il y a l’indignation de Huret lorsque maman lui a parlé du crime, et surtout l’absence de mobile apparent. À moins qu’il ne se fût agi d’un coup de folie…

Bon, ne t’attarde plus, ma vieille. Finis-en une bonne fois… Troisième période !

Huret mort, tu découvres son adresse à Londres. Une brave Mémé crédule te reçoit. Elle te fournit complaisamment les renseignements que tu lui demandes. Sans le moindre doute, Mamy Ferguson est une honnête femme. Pendant que tu es chez elle, deux faux poulets arrivent, fouillent la chambre de Huret et t’embarquent. Or, la digne propriétaire, si candide, si innocente passera cet épisode sous silence lorsqu’un peu plus tard le camarade Mac Heckett déboulera à son domicile. Elle parlera de toi, assurant que tu étais « étrange » mais ne parlera pas des deux gredins qui t’ont kidnappé. Un peu fort de caoua, non ?

Le grêlé et son adjoint t’emmènent à bord d’un yacht sur la Tamise. Là, quatre pin-up brésiliennes t’attendent, qui ne te posent pas de question, pour la bonne raison que vous ne parlez pas la même langue, et elles te font passer l’une des toutes grandes soirées de ta vie glandulaire. Tu finis par t’anéantir. Et tu te réveilles, camé à bloc, dans un hôpital londonien où le très honorable Mac Heckett, sacrifiant son week-end, vient t’abreuver de son mépris et te traiter comme un malfaiteur.

Quelles remarques s’imposent ?

Je réfléchis…

Les kidnappeurs n’attendaient de moi qu’une chose : que je leur raconte tout ce que je savais à propos de Huret. Alors ils m’ont préparé la nuit orgiaque. Le café était drogué. Dans mon inconscience j’ai dû parler, tout dire. Ils m’ont pris la clé… J’ai également dû leur réciter le texte du message trouvé dans le missel de mon copain Georges.

« Barbe, lunettes, journal français. »

« Bar du hall à partir de minuit. »

« Les choses étant ce qu’elles sont. »

Heureusement, j’ai une mémoire d’éléphant, entre autres…

Les quatre belles garces et leur savoureux manège ont organisé mon « conditionnement psychique », c’est clair. Donc, ces gens ignoraient des choses à propos de Huret, ce qui tendrait à prouver que ce n’est pas eux qui l’avaient « mis en action ».

Vous pouvez suivre ma petite gymnastique mentale, oui ? C’est pas trop dur ? Besoin d’une canne blanche ? D’une paire de béquilles ? Ne vous gênez pas, surtout. Quand vous comprenez pas quelque chose, au lieu de tirer la langue, en queue de peloton, vous pouvez aller vous faire foutre de ma part chez les colonels.

Un truc encore me tracasse. Que dis-je ! Plusieurs trucs. Je vous les livre en vrac, port à ma charge… Ainsi, lorsque le grêlé et son « adjoint » sont venus chez la mère Ferguson, savaient-ils que je m’y trouvais ? Et puis je remarque autre chose : les quatre nanas étaient brésiliennes, et vous n’avez pas oublié, j’espère, que le dénommé Otto Buspériférick travaillait paraît-il dans la diplomatie brésilienne. Nouvelle coïncidence…

Je médite encore un bout d’instant, mais plus difficilement car ce torrent de gamberge m’a fatigué les cellules. Pourquoi le numéro de droguage ? N’était-il pas plus facile, plus prudent, de me buter et de me coller in the Tamise river sur une gueuse (une de plus) attachée aux pinceaux ? Sur chaque élément de l’affaire on trouve de quoi réfléchir. Ma disparition risquait de mettre en évidence un fait gênant. Lequel ? Mystère ! Toujours mystère ! J’ai beau gratter, creuser, m’arracher les ongles sur cet os, me défoncer le ciboulot, m’ébrécher les dents, semer mes crins, me faire patiner les oreillettes, toujours je bute dans des points d’interrogation. Du flou ! Du noir ! Je navigue dans des opacités, et les quelques lueurs qui la ponctuent m’en font mesurer l’épaisseur ! Belle tournure de phrase, hein ? Y’a du style latent dans la prose du maître ! On sent l’homme qui pouvait se faire découvrir par Jean Paulhan. Seulement j’aime pas me faire découvrir : j’ai trop peur de prendre froid.