Il s’écroule à la renverse, sans poser de questions insidieuses. Quant à sa balle, au cas où la trajectoire d’icelle vous tracasserait, laissez-moi vous confier qu’elle est allée se perdre dans le bois massif de la porte.
Béru, pour sa part (et pour celle de son adversaire) est déjà en train de s’expliquer avec l’adjoint. Explications sommaires, je dois dire. Une manchette sous l’oreille droite. Le mec titube et se retourne. Un solide une-deux au bouc, et le compagnon du pseudo-Morlan va rejoindre celui-ci au royaume de la sciure. Le tout a été tellement rapide, net et précis que Mrs Ferguson n’a pas trouvé trois secondes pour s’évanouir. Elle regarde, la bouche ouverte sur un dentier qu’on a dû lui sculpter dans un bloc de marbre.
— Pas plus difficile que cela, chère madame, lui dis-je aimablement. Vous pouvez constater que votre appartement n’a subi aucun dommage !
Elle hoquette (sur glaçon) :
— Il aurait pu vous tuer !
— Oui, il aurait pu, mais il ne m’a pas tué. Nous permettez-vous d’emmener ces messieurs dans la salle de bains du premier afin de leur rafraîchir le visage et les idées ?
Sans attendre la réponse, je charge le grêlé sur mes épaules, cependant que Béru empoigne l’autre pomme par le collet.
Morlan gît sur le lit de feu notre ami Huret. Il semble en fort piteux état. J’ai beau lui bassiner la fraisette, il reste insensible. Son cœur bat toujours, mais W-H demeure sans réaction. De guerre lasse, je décide de me consacrer à son camarade dont les pensées me paraissent plus accessibles.
Mais auparavant, je me livre à une fouille rapide de ses poches.
— Tu t’amènes, mouais ? lance le Gravos, de l’autre côté de la cloison : bébé est prêt pour son bain…
— Une minute !
Le plus poilant, c’est que les fafs de mon assommé sont bel et bien établis au nom de Morlan. À profession, je peux lire « représentant de commerce », ce qui n’est guère compromettant et ne signifie pas grand-chose. Il serait citoyen britannique, né à Liverpool, selon ses pièces d’identité. Mais peut-on y attacher foi ? Deux chargeurs de rechange. Des bricoles de fumeur… Un couteau à cran d’arrêt. Un rouleau de billets de cinq livres retenus par un élastique. C’est tout. Avant d’abandonner ce vilain requin, je le ligote en utilisant un prolongateur de courant chargé d’alimenter la petite lampe de chevet.
Les poignets d’abord, car ce sont toujours les mains qui sont les plus dangereuses chez l’homme. Boulot soigné ! Il ne pourrait même plus remuer le petit doigt. Comme le prolongateur mesure au moins trois mètres, j’ai du rabe en quantité, aussi décris-je deux tours très allongés autour des cannes de ma victime avant de lui entraver les chevilles. Une fois ma besogne terminée, on pourra l’acheminer par petite vitesse n’importe où, Morlan. Ce sera de l’emballage bien fait.
C’est au moment de serrer ma boucle autour de ses tibias (et par la même occasion de ses péronés) que je fais une constatation qui va, vous le verrez si vous n’êtes pas trop pressé, se révéler d’importance.
Je sens un objet dur dans le bas de son pantalon. Ayant retroussé la jambe droite de ce dernier, je la palpe minutieusement et finis pas dégauchir une petite poche habilement aménagée et fermant à l’aide de minuscules pressions.
Je l’ouvre d’un coup sec et plonge ma pince de homard par l’orifice. Quelque chose de rond, de lourd s’offre à mes doigts cupides. Sur le moment, je crois qu’il s’agit d’une médaille. Mais, ayant dégagé l’objet, je m’aperçois que je tiens en fait une énorme pièce de monnaie. Ce profil, ce nez, ces mèches retenues par un bandeau… Louis XIII ! France et Navarre ! Au revers une croix formée de 8 L couronnés et cantonnés de fleurs de lis.
Pas de doute possible ! Il s’agit là d’une des deux pièces rarissimes dérobées à Xavier Basteville. Comment diantre cette mornifle est-elle tombée entre les mains (en l’occurrence c’est plutôt « entre les jambes ») de Morlan-le-grêlé ?
L’a-t-il découverte dans la chambre de Huret lorsqu’il l’a visitée, la toute première fois ?
Je glisse la monnaie dans ma poche. Allons, il n’aura pas tout perdu, le Dirlo des laboratoires Machinchouette. Voilà qui le dédommagera de la grandiose gratification dont il m’a comblé.
Tout guilleret, je passe dans la salle de bains où Béru a bien fait les choses. Dûment saucissonné, celui que le grêlé appelait Agenor repose dans la vieille baignoire de dame Ferguson, dont la robinetterie date de la Guerre des Deux Roses. Le Mastar a empli la baignoire d’eau froide et l’assistant de Morlan claque des dents. Pas trop fort, car le liquide lui arrive au ras de la lèvre inférieure et au moindre mouvement, il risque de se payer une rasade de Tamise purifiée.
— Y’a lulure qu’on s’est pas payé le coup de la baignoire breveté gestapo, rigole le Gros. Comme j’suppose que t’as des questions à lui poser, je m’ai dit qu’on pourrait le démarrer par ça ?
— Bonne idée, Pépère.
Je m’assois sur le rebord du récipient d’un blanc jauni et piqueté de points noirs.
— Vous parlez tout de suite ou bien je vous conditionne un peu auparavant ? demandé-je à Agenor.
Je vous l’ai déjà dit en son temps, c’est un gros, mal tenu. Il est blondasse, ses cheveux graisseux lui pendent sur la figure. Une expression veule alourdit ses traits. Logiquement, un pèlerin comme lui est facile à mettre au pas.
— Cela dépend de ce que vous voulez savoir, objecte-t-il, manière de voir comment je vais réagir.
Jamais se laisser embarquer dans les bifurcations orales, les mecs ! Sinon on est flambé. L’ergotage dans ces circonstances vous détraque la pendule.
Au lieu de répondre, je fais un signe à mon pote. Le Gros opine et plonge son bras dans l’eau pour choper les paturons d’Agenor. Il tire sec. La tronche du vilain disparaît sous la flotte. Césarin, la chose est classique, se retient de respirer autant qu’il lui est loisible de le faire. Mais, excepté les pêcheurs d’éponges qui peuvent passer les vacances de la Pentecôte sans respirer, la moyenne des gens normaux ne dispose pas d’une autonomie d’oxygène supérieure à 90 secondes. Et encore, j’ai un copain asthmatique qui prend une syncope s’il se pince un peu trop longtemps le pif en se mouchant.
Bientôt, une gerbe de bulles éclatent à la surface. Sous la flotte, Agenor roule des yeux hallucinés.
On compte jusqu’à quatre, bien posément, si posément même que des commissaires priseurs auraient le temps, eux, de compter jusqu’à trente-sept, puis Béru lui retire la tronche des profondeurs.
L’autre suffoque (d’ailleurs il est natif du Suffolk). Il crache ! Il s’exorbite. Il voudrait expulser ses poumons, rejeter ses bronches ! Son regard jambonné implore l’air pur des alpages. À la rigueur, il se contenterait de celui des Monts Grampians. À la fin il retrouve une respiration normale.
— Tu vois ce que c’est qu’d’jouer au con sans son scaphandre ? lui lance Bérurier.
Le malheureux ne parle pas la langue gaullienne, mais il n’en opine pas moins véhémentement pour le cas ou on lui aurait demandé s’il accepte de coopérer.
Je l’attaque à ma manière, laquelle, vous le savez, n’est pas spécialement orthodoxe.
— Dites, Vieux, vous avez du pot que la peine de mort soit pratiquement abolie en Angleterre, hé ?
Il est plutôt déconcerté, Agenor. Il pensait qu’on allait se lancer dans des considérations moins générales.
— Pourquoi ? balbutie-t-il entre deux ultimes bulles.
Je brandis la pièce de dix louis entre mes doigts, essayant de capter le rayon de soleil tombant de l’imposte afin de le lui virguler dans l’œil. Je le vois qui sourcille.
— Malgré tout, poursuis-je, l’assassinat tient encore son cours à la bourse des Assises.