— Près de l’entrée, à gauche, c’est surélevé.
— Savez-vous s’il est encore ouvert ?
— Il ne ferme qu’à minuit et demi.
— Obrigado !
J’ai lu ça sur un dépliant, dans le zinc. Obrigado. Ça veut dire merci bien. C’est l’interjection la plus usitée au Portugal…
Les bureaux des compagnies sont fermagas. Les loupiotes soulagées donnent à la bâtisse l’aspect d’un tableau de Fernand Léger. C’est grand, géométrique, avec des teintes pâles, des cubes d’ombre…
Je marche d’un pas appuyé, comme pour bien réadhérer au sol, le déguster de mes semelles. Je suis le premier voyageur de l’avion à sortir, vu la simplicité de mon bagage qui m’a été délivré presque immédiatement.
Soudain je m’arrête. Un lent travail s’opère en moi, dont j’ai conscience sans parvenir à en définir le mobile précis. C’est impulsif, donc secret. Mû par un élan subit, je me précipite sur une lourde marquée « Lavatorio » ou un truc dans ce genre. Bref, s’agit des goguenuches. Eh quoi ! vous écriez-vous déjà, mesquins comme je vous tolère, c’était donc ça le travail qui s’opérait soi-disant en lui ! Non, mesdames et mes gueux. J’sus scatologue parfois, hélas, mais jamais gratuitement. Ce que je cherche ? Un miroir ! Une simple glace de chiottezingues publiques. J’veux me voir avant d’être vu. M’étudier…
Le miroir biseauté de l’endroit me renvoie l’image d’un homme énergique et qui reste élégant malgré sa lassitude, sa barbe de la journée et ses fringues froissées par le voyage. La limace est faite sur mesure. Mes initiales marquant la place du cœur sur ma large poitrine, en bleu sur bleu. Ma cravetouze sort de chez Lanvin[26]. Mon complet de chez Jack Taylor, le tailleur de l’élite. J’ai l’air énergique, l’œil tranchant, la mâchoire volontaire.
Faut remédier à tout ça, mon San-A., pour le cas où…
Rien de plus pénible que l’automutilation lorsqu’on n’est pas masochiste.
J’allume un cigare et je commence par brûler ma chemise à deux cents francs à l’emplacement des initiales. Ensuite j’ôte ma cravate et je la frotte un peu par terre pour la ternir. Au tour de ma veste à présent. Je la roule menu, la tords, la malaxe avant de l’enfiler. Après quoi, lui trouvant encore trop bon aspect, j’arrache l’un des boutons. Au tour de mon visage à présent… Je me mouille les tifs pour les domestiquer et je leur réussis une coiffure à la sacristain de village pas piqué des vers. J’éteins mon regard de braise. Je m’efforce de mettre de la veulerie dans ma figure, gardant la bouche entrouverte comme un gros brochet naturalisé (français), les petits brochets sont des péchés de jeunesse. Notez-la, celle-là. Si vous en rencontrez d’encore plus c… que vous, ça risque de les faire rire.
Miracle de l’ingéniosité ! Victoire du sacrifice ! À présent je n’ai plus rien d’un glorieux. Je tète un cigare à toute pompe en avalant la fumée jusqu’à ce que le mal de cœur me prenne. Oh ! la pauvre gueule pâlotte. Oh ! les tristes traits creusés. Oh ! ce personnage blafard !
Mon numéro frégolien procède de deux espoirs insensés. Pour qu’il trouve sa justification, il faudrait : 1°que le texte du missel concerne bien un rendez-vous à Lisbonne, ce soir ; 2°que, s’il s’agissait d’un rendez-vous, la personne chargée d’attendre l’employé ignore son décès ; 3°qu’elle ne le connaisse pas.
Pour le dernier point, je serais plutôt rassuré car les précisions notées dans le message eussent été superflues si Huret et celui qui, peut-être l’attend, se connaissaient.
À présent vas-y, brave San-A.
Infatigablement ! Aie confiance en ton étoile qui ne s’use pas lorsqu’on s’en sert.
Le hall…
Des voyageurs entrevus vaguement dans la salle d’embarquement de London. Cortège ensommeillé, pressé de réintégrer ses niches.
Je marche lamentablement, en déplorant que ma valise soit trop luxueuse. Je la flanquerais bien à la consigne, mais ça ne ferait pas vrai d’arriver les mains vides.
Comme indiqué, au bout du hall, à gauche, deux ou trois marches donnent accès à un podium qui est arrangé en bar. Je vois un long comptoir d’acajou. Un serveur en veste blanche commence à planquer son matériel. Un salaud-de-Noir-que-les-Portugais-auraient-dû-tuer-car-ils-ne-se-rendent-pas-compte-de-ce-qui-les-attend nettoie les tabourets à la fausse peau de vrai chamois.
Alors ?
Gagné !
Il est là, tout au bout du bar, devant une consommation blanchâtre.
Il a une barbe grise, des lunettes cerclées d’or. Et il lit un journal français.
Je m’attendais à le trouver ici. Mon petit lutin intérieur m’affirmait que je ne me gourais pas. Par contre, je ne l’estimais pas si âgé. Il peut avoir la soixantaine. Il est maigre, vêtu plutôt modestement. Un peu vouté. En m’approchant de lui, je vois que ses cheveux gris, longs comme ceux des vieux peintres ratés, ont formé une traînée graisseuse sur le col de son veston. Il n’a pas de cravate, sa chemise est ouverte sur une poitrine osseuse où végètent des touffes de poils blancs. Il porte des sandales de cuir qui laissent voir de méchantes chaussettes à rayures, telles qu’on en achète à trois paires pour un franc sur les marchés.
Je viens devant lui, me maîtrisant à mort pour conserver une expression morne et contrite.
— Bonjour, laissé-je tomber.
Il baisse la tête un peu afin de me considérer par dessus ses lunettes. Je lis la méfiance dans ses yeux.
— Vous désirez, monsieur ? murmure-t-il.
« Merde, me dis-je, c’est raté ! Ce n’est pas l’homme espéré. Ou bien alors… »
Un trait de lumière. Je me racle la gargane.
— Les choses étant ce qu’elles sont…, dis-je.
J’attends.
Transformation complète. Le bonhomme fond. Il devient affable (comme La Fontaine). Toujours juché sur son tabouret, le voilà qui écarte les bras pour une accolade spontanée !
— Georges ! croasse-t-il.
Et vous savez ce qu’il ajoute, au moment où je me penche pour effusionner ?
Il dit commak :
— Ah ! mon chéri ! Mon grand chéri !
Y’a qu’à moi qu’il arrive des choses semblables.
Je le jure !
PITRE QUATORZE
Qu’à moi !
Une profonde jubilation interne le dispute chez moi à la plus complète stupeur.
Avouez qu’elle est fraîche et vachement portugaise sur les bordures ! Ce Tage est sans pitié, comme disaient les inondés des bas quartiers of Lisbonne (d’enfant). Débarquer à minuit dans un aéroport désert, filer un mot de passe improvisé à un vieux bonhomme qui, aussitôt, vous appelle chéri, y’a de quoi se la faire mettre sous globe et se l’exposer dans la vitrine de chez Cartier, non ?
On s’entre-bise fougueusement. Il a des larmes plein les carreaux, le cher homme. Il sent un peu la friture rance, doucement, par-dessous une lotion afteur chauve à bon marché.
— Depuis le temps, il balbutie en masturbant le chef ; depuis le temps, mon Georges…
— Ah ! ça… renchéris-je à tout hasard.
— Ça fait combien ? il demande.
Tout de suite je crois qu’il s’adresse au loufiat pour régler son sirop d’amande, mais en fait c’est à bibi qu’il pose la question.
— Ça fait combien ?
— Pfffff, tu penses… prudencé-je en feignant de me débattre avec des émotions viscérales.
— Vingt-cinq ans ! répond-il pour moi.
— Eh oui, je murmure, à peu près…
— Tu es devenu un homme, Georges. Un bel homme. Quel dommage que j’aie raté ces merveilleuses années.