Le livreur me délivre une tonne et demie d’admiration en vrac.
— Vous, alors, vous avez pas de la frisure de bois dans le caisson à fourrage, admire-t-il. Non, y z’ont rien pris, du moins pas que je pense, parce que j’ai survenu à tombeau ouvert, si je puis parler pour ainsi dire, mais y m’semble bien que le deuxième mec, pas çui qu’assommait, l’autre, fouillait ce brave Jacques…
— Bien, plus rien à déclarer ?
— Non, rien. Quand je m’ai aperçu du décès mortel du gamin, j’ai retourné à la boîte pour prévenir la police et le patron…
— Merci, Polo. Votre témoignage est de la première importance. Des collègues vont enregistrer votre déposition par écrit et aller un peu plus avant dans les détails, mais pour l’instant ça me suf…
Je m’arrête pile au milieu du mot (ce qui est la stricte vérité, suffit comportant six lettres, alors que je n’en ai proféré que trois).
— Hé, attendez, vieux. Ne m’avez-vous pas dit que vous avez prévenu la police et le patron ?
— Si !
— Et le patron !
— Bé, oui !
— C’est-à-dire Célestin Merdre, le père du jeune homme ?
— Bé, oui ! Le patron, quoi !
— Vous l’avez eu au téléphone ?
— Textuellement. Ah, ça n’a pas été fastoche à dire. Mince-merde, j’savais pas par quel bout attraper l’histoire.
— Vous lui avez téléphoné où ?
— Bé, chez lui, c’te connerie !
— Boulevard Général Triburne ?
— En personne !
— Et c’est lui qui vous a répondu ?
— En personne.
— Vous êtes bien certain ?
Polo a un rire nerveux, couronné de chicots jaunes, et constellé de postillons gros comme des comprimés d’aspirine.
— Comment j’en douterais-t-il ? Ça fait vingt-deux ans que je travaille chez Fossat-Merdre. Le boss, Tintin comme on l’appelle entre nous en causant de lui, j’y ai servi de chauffeur quand y s’est cassé une patte au ski, v’là trois ans. J’ai vécu dans son intimité, tout ceci pour vous dire que je connais sa voix !
— Et c’était lui, sûrement lui ? Pas le moindre doute à ce sujet ?
— Mes choses à couper ! Lui, sur la tête de mon gamin !
— Qu’a-t-il dit ?
— Il a répété « mon Dieu, mon Dieu » à plusieurs reprises. Et puis il a dit aussi « Jacques, mon Jacques, mon Jacques, c’est ma faute. » Enfin il a raccroché. Les sanglots lui étouffaient.
— Il a dit « C’est ma faute » ?
— Il l’a dit ! Mais, mince-merde, pourquoi t’est-ce vous me contestez tout, au fur de la mesure que je parle ! J’ai pas une réputation de menteur, renseignez-vous !
— Mon incrédulité vient du fait que Célestin Merdre était, m’a-t-on affirmé, en voyage depuis plus de deux semaines.
— Ben oui, je sais. Faut croire qu’il était rentré car c’est lui, LUI qui m’a répondu en personne et en os. Maintenant, si vous me croyez pas, allez y demander !
— Je vous crois, Polo. Dites-moi, Célestin Merdre ne pèse pas deux cents kilos, n’est-ce pas ?
Il hausse les épaules.
— Lui ? Un rayon de vélo. Valentin-le-désossé ! on l’appelle gras-d’os, pour vous situer !
— Merci.
Poignées de main.
— Tu as fouillé le mort ? demandé-je à Pinuche, lequel s’est affairé sur la dépouille de Jacques Merdre pendant que j’interviewais le livreur.
Il a le don de la pocket’s exploration, César. Un doigté de vieux piqueur de tronc. Vous le verriez aventurer sa main, en pince de homard dans les fouilles à explorer, vous ne vous en iriez pas avant la fin de la séance. Du travail lent et sûr. Un boulot de vieux rat patient.
Sa triste récolte est étalée sur une couverture, comme l’humble éventail d’un vendeur, aux puces. Une montre sport (antichoc, ô ironie). Un portefeuille. Des clés. Un canif. Une tablette de chewing-gum.
Le larfouillet contient les papiers de Jacques Merdre, plus une photographie en couleur de la ravissante fille à qui nous devons, Béru et moi, le plongeon électrifié que vous savez !
Ce qu’elle est bathouze, cette gosse ! Je ne le clamerai jamais assez haut !
Son regard hautain est énigmatique. Intimidant.
Hautain en importe le vain !
La présence de sa photo dans le portefeuille du garçon foudroyé signifie-t-elle qu’il existait de tendres liens entre eux ?
Si oui, je déplore doublement la mort tragique de Jacques Merdre. Ne devait pas s’emmerder avec une partenaire de cette classe.
Dites, du temps que j’y pense : pourquoi nous a-t-elle virgulés dans la tisane, la jolie Hindoue ? Et pourquoi s’est-elle carapatée ? Au moment de notre arrivée à l’appartement, elle paraissait ignorer le valdingue du gros bonhomme en compagnie duquel elle partageait le logement des Merdre. Sinon, aurait-elle continué à se baquer paisiblement ?
— Y a un truc qui me turluqueue, déclare le bon Bérurier après s’être mouché avec les doigts.
Il parle tellement du nez, que, pour comprendre ce qu’il dit, faudrait engager un oto-rhino.
— Si c’est vrai que l’autre patate, là, a prévenu le dirlo, comment t’est-ce qu’il se fait qu’n’soye pas là ? Quand on apprend une chose pareille, on se pointe en grande vitesse, généralement d’habitude !
— Il va peut-être venir, dis-je. Allons visiter ses établissements en l’attendant.
— Il ne viendra pas, déclare l’organe chancelant de Pinaud (chose).
— Ah bon, et qu’est-ce qui motive cette affirmation catégorique, cher vénérable bipède ?
— Il est mort, lui aussi ! déclare Baderne-Baderne.
— Voiliez-vous ça ! ricane Sa Majesté. T’as lu la nouvelle dans ton journal de la semaine prochaine ?
Le Bêlant fait couler sur nos personnes la lumière poisseuse de son regard gélatineux.
— Vous allez vous gausser de moi, je gage, clapote-t-il, mais je le sens !
Le Prospère renifle d’aise.
— Penses-tu qu’on va se fout’ de ta poire, ma p’tite bouille détraquée ! Fallait bien, dans ton état de liquidation mentale, que t’eusses des mirages un jour ou l’autre ! D’ici que tu bricoles les horoscopes du matin à la radio, y a pas large, Mec. Les Prédilections de Nostrapinuche, je te parie que ça fera fureur. Y sont tellement cloches, tous… Au point d’avoir besoin de la magie pour s’orienter. Paumés, je les vois, tout le temps et partout… Si je vous disais, tiens : au bistrot. Quand on leur demande ce qu’y veulent écluser, tu sais leur réaction avant de répondre ? Y regardent l’heure ! Sont à ce point pattemouilles, ces cames rances, que c’est leur montre qui décide ce qu’y doivent boire.
Don de voyance pinulcienne ou pas, toujours est-il que M. Célestin Merdre ne donne pas signe de vie.
Nous visitons ses labos déserts sans y trouver rien d’anormal ; il faut admettre toutefois que nos connaissances en chimie ne nous permettent pas des investigations très poussées.
Empilés dans un G7, nous faisons le point de la situation en regagnant Paris. L’événement tragique foisonne dès le départ de cette affure, non ? Écoutez, je vous demande de faire une petite expérience… Notez le numéro de cette page et récapitulez ce qui s’est passé depuis le chapitre premier. Ensuite cramponnez un bouquin de votre bibliothèque, n’importe quel Gide ou Mauriac fera l’affaire. Reportez-vous à la même page du livre en question. Inventoriez soigneusement les péripéties qui vous sont servies dans cette seconde quantité de lecture. Et alors les chiffres parleront d’eux-mêmes. Vous pigerez noir sur blanc ce que c’est qu’un San-Antonio. Pendant que je vous déballe cinq cadavres et huit coups de théâtre homologués, ces Messieurs, effacés de la coiffe, vous distillent péniblement un projet d’adultère, une mort (naturelle) de grand-père, voire quelques menus souvenirs d’enfance comme nous en avons tous (et des biens plus beaux que les leurs puisque ce sont les nôtres !). Le prosateur académique, il est obligé de faire une pogne à son stylo pour obtenir l’éjaculance. Il écrit au goutte à goutte. Il perfusionne du style ! On te vous veut faire croire que l’expression c’est de l’extrait de caoua ! Mon culte, oui ! L’expression ça se pisse ! Ça te ruisselle de toute part ! Tu la dégoulines, j’affirme solennellement ! Des fautes de syntaxe, français, forme et toutim ? Et alorsss ? Bien entendu, qu’y a de la défectuosité. Ça rugueuse un peu, c’est pas du marbre, heureusement ! La littérature-tombeau, merci bien : au Père Lachaise, plize ! L’art funéraire, c’est p’t’être beau, seulement c’est triste. Ceux qui mausolent en couronne, se taillant un burin en bicorne dans une stèle, ne pensent qu’à prendre leur pied. Ils finissent pas le lecteur. S’en torchonnent. Le moulent sans seulement le faire goder chouchouille. Leurs bouquins sont kif-kif les livres des sépulcres, là qu’on peut lire : « À mon cher époux, regrets zéternels ». Un angelot formant lutrin, l’air bien con pour exprimer la pureté intégrale, fanatique. Non, mes gamins, ne vous laissez pas enviander par les dorures des doreurs professionnels. Pesez le pour et le con ! Aux alarmes, citoyens ! Réformez vos bataillons ! Renversez les catafalques ! Venez pêcher dans nos rivières, même que l’eau vous en semble trouble ! C’est pas dans les miroirs biseautés mais dans les torrents qu’on chope les plus belles truites ! J’ai dit !