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Le terme semble péjoratif à mon valeureux camarade.

— Si vous auriez un mètre pliant, vous feriez bien de mesurer vos espressions, m’sieur Dunœud, rétorque-t-il sévèrement. J’ai du tonnage, d’accord, mais c’est pas un motif valable pour se payer ma tronche ! Bouddha ! Non, mais sans char ! Bouddha ! Par un macaque que si je le prendrais par la peau du c… elle me resterait dans la main ! Ah, je vous jure, faut venir à Bombé pour l’entendre !

Je me hâte de faire diversion.

— C’est très aimable à vous d’être venu nous attendre, mister Danhladesh. Puis-je vous demander quel est le programme immédiat ?

Ce genre d’expédition est toujours très délicat, mes amis. Prendre la place d’un bonhomme dont on ignore les motifs de son déplacement requiert infiniment de prudence et un don très poussé du point de suspension. Fort t’heureusement, je suis un suspensionniste spontané. Dès que l’on m’enseigna, à l’école, les règles mouvantes de la ponctuation, je reconnus le point suspensif ! Il était déjà en moi ! À travers le fourmillement des virgules, des points-virgules et autres points en tout genre, je fus subjugué par ces trois petites crottes de mouche en ligne. Cet élan n’avait rien de maçonnique. Il procédait d’un besoin de me blottir. C’est le refuge de l’inexprimable ! Le point de suspension, c’est ce qui vous reste à dire quand vous avez tout dit, donc l’essentiel ! Une manière d’en finir avec sa pensée ! Et aussi de la préserver. On peut s’y réfugier à tout instant de la conversation. Il est toujours disponible, d’une efficacité constante. Je crois que s’il n’avait pas existé, Georges Simenon l’aurait inventé ! Il est simultanément évasif et précis puisqu’il permet au lecteur d’emboîter sa pensée à celle de l’auteur. Moi, c’est bien simple : si un gouvernement totalitaire venait à proscrire le point de suspension, je n’écrirais plus qu’en braille !

— Le programme est très simple, répond le petit vieillard, nous partons immédiatement pour Khunsanghimpur, dans la province de Bandzob.

— En avion ?

— Non : par chemin de fer. Je suis navré de vous infliger ce voyage, mais il est indispensable, ceux de ma secte voulant assister à la démonstration de Mister Monbraque avant que de souscrire à nos accords.

Je toussote.

— Très légitime en effet, dis-je, en me demandant furieusement de quelle démonstration et de quels accords il peut bien s’agir.

Comme je suis ici pour le découvrir, je décide d’attendre la suite des événements.

Le moins qu’on puisse se permettre de dire sur la ligne Bombay-Khunsanghimpur est qu’elle n’est pas piquée des vers.

Mais, comme l’écrirait mon vieux camarade Balzac (dont il serait bon de rafraîchir la mémoire) un peu d’historique tout d’abord.

La province du Bandzob, je le précise à l’intention de ceux qui n’ont ni connaissances géographiques ni Larousse, est située à droite en entrant dans l’Inde, entre les Provinces de Léaupôlsédârsanghor et de Mikélanjmolitor. On y cultive le trèfle à quatre feuilles et la principale industrie du pays est la flûte-pour-charmeur-de-serpents. Quelques temples fameux font de la région un haut lieu touristique. Le plus célèbre, rappelons-le, est celui de Çervlâtrufé dont les deux tiers se trouvent au British Muséum de Londres. C’est dans le temple de Çervlâtrufé qu’on peut admirer la fameuse statue de Férdhinân le taureau sacré (fin du moyen âge, le chef-d’œuvre de l’art cégâlo).

Donc, le train qui mène le voyageur de Bombay à Khunsanghimpur mérite d’être classé monument hystérique. C’est un témoignage ! Une survivance ! Un musée à roulettes !

Qu’il vous suffise de savoir, afin de pouvoir le situer, que seules les premières classes sont pourvues de banquettes (encore celles-ci sont-elles de bois). À partir des secondes, c’est le bivouac pur et simple. Quant aux troisièmes, on y empile les voyageurs comme les rondins dans un bûcher.

Hivy Danhladesh qui ne lésine pas nous a payé des firsts.

Byzance !

— Y a pas de wagon-restaurant ? s’inquiète le Gravos dont la boulimie naturelle est comme stimulée par son simulacre de super-obésité.

— Pour quoi faire ? répond naïvement notre mentor.

La réponse laisse Sa Majesté aphone.

— Ben enfin, y dure combien d’temps, ce voyage ? articule-t-il avec peine et angoisse.

— Huit heures environ, sauf incidents de parcours toujours possibles.

— Et on va manger quoi donc pendant ces huit plombes, Messire Danhladesh ?

— Qu’entendez-vous par « manger » ? questionne le vieillard.

— Comment, ce que j’entends par manger ! Y s’fout de ma fiole, ce tordu ! Manger, ça se passe de commentaire, non ! Miam-miam ! Tortore ! La croque ! La jaffe ! La bouffe ! Le carburant ! Calories very good ! All for the brioche, vieux chnock ! Polka of the mandibules, you pige ? Avec c’te bedaine signée Jumbo, me faut un service après-vente à la hauteur ! J’sus pas venu ici pour becqueter du microbe atrophié. J’ai b’soin de solide, moi. Bien épais. Dodu. Vous comprenez le français ? Bravo : alors bifteck ! Saignant ! J’sus poète, sans un châteaubriant y a plus d’homme !

Une sorte d’inquiétude gagne le sieur Hivy Danhladesh.

— Il a réellement besoin de manger ? me demande-t-il.

— Affirmatif ! réponds-je.

— Beaucoup ?

— Voyez son ventre !

— C’est pour lui une nécessité absolue ?

— Et qui plus est : un sacerdoce.

Le gentil vieillard escalade le marchepied d’un wagon de première.

— Montons, nous aviserons en route.

Naturellement, la chose présente certaines difficultés.

Bérurier se refusant d’entreprendre un voyage de huit heures sans être assuré de pouvoir se nourrir. L’obliger à monter dans ce train est aussi aisé que de forcer un bouvillon à grimper dans le camion d’un boucher.

Je dois sévir pour y parvenir.

Mais j’y parviens !

Le train fait vraiment teuf-teuf, comme dans les dessins animés (mais qui avaient pourtant une âme) du regretté Disney. Et sa locomotive (un oubli des Britanniques qui avaient apporté cette pièce de collection de 1877) pousse des tutuuut (de danseuse). Une populace extravagante s’empile autour de nous. Les wagons comportent des bancs de bois, je vous l’ai dit, qui vont d’un bord à l’autre ; ils ne sont pas carrossés. Ils se composent d’un plateau, avec un toit de toile duquel pend un lambrequin décoloré. Ça ferraille, ça tintinnabule, ça ballotte, ça grince, ça tangue éperdument. Nous sommes jetés l’un contre l’autre. Parfois un coup de frein nous propulse en avant, et on va donner du pif contre les voisins d’en face. Parlons-en de ces voisins ! Ils sont hâves, efflanqués[11], émaciés, blafards sous leur peau verte. Leurs yeux leur bouffent la figure. Les hommes portent des turbans, des frocs flottants autour de rien du tout. Les plus vieux ont des colliers de barbe. Les femmes sont en saris colorés et, malgré leur misère, arborent des bijoux clinquants. Toute cette foule croule sous des bagages informes car, chose paradoxale, ce sont toujours les gens démunis qui sont le plus encombrés. Les riches se déplacent avec un attaché-case plein de traveller’s chèques et de cartes de crédit, tandis que les pauvres ne possèdent que ce qu’ils ont et ne s’en séparent point.

Au bout de quelques minutes, tout le monde somnole dans des langueurs infinies. Le peuple hindou a une éternité de sous-nutrition à surmonter. Il est assoupi sur sa faim héréditaire et ne pourra conquérir sa bouftance que lorsqu’il sera mieux nourri, ce qui paraît un petit peu insoluble au départ.

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11

Vous noterez que dans tous les bons livres, consciencieusement écrits, « hâve » et efflanqué » sont deux adjectifs qui marchent de pair.