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Je retourne à notre compartiment.

À ma violente surprise, le sieur Hivy Danhladesh est à plat bide dans la poussière, comme les copains. Mieux que les copains, même, car il est étalé de tout son court (il n’est pas grand), le nez dans la poussière.

Il a également un kûrdanhkomak entre les épaules. Tel que je vous le dis ! Seulement lui ne bénéficiait pas d’un capitonnage en caoutchouc.

Si bien qu’il est canné à outrance.

Lazare aurait été mort à ce point, Jésus ne se serait même pas donné la peine de le ressusciter !

Croyez-moi, mes gentils bougres, mais cette situation n’a rien d’agréable. J’ai un torrent de sudation qui me dévale la gouttière. Me semble à tout bout de champ que je vais déguster ma ration de ferraille entre deux côtes premières.

— Et de sept ! lancé-je au Gravos en lui montrant notre guide. Enquête au point mort, la filière est coupée, rien ne va plus. Si après ça t’as le cœur de bouffer un steak de vache sacrée, va t’en tailler un dans la masse, Gros. Moi je commence à avoir des fourmis dans le moral.

Il fait nuit noire lorsque nous parvenons, sans autres z’encombres, à Khunsanghimpur.

Des voyageurs ont enveloppé le corps de notre mentor dans une toile.

Les vaches sacrées, agacées par les halètements de la locomotive, sont allées plus loin pour regarder passer le train.

Et le voyage a repris.

Nous nous sommes prudemment assis au fond du wagon, le dos à la paroi de bois. Béru a beaucoup dormi, couvé par les regards extasiés de nos compagnons de voyage.

Au fil des stations, les voyageurs ont largué le convoi, aussi sommes-nous une pincée à débarquer à Khunsanghimpur.

Il s’agit d’une misérable bourgade dominée par un palais de marbre rose (nous le saurons au matin, car pour l’heure tout est noir).

J’ai beaucoup gambergé pendant le long trajet. Et le résultat de mes cogitations n’engendre pas la gaieté. Vous parlez d’un écheveau, mes gamines ! J’ai rarement rencontré une enquête où les morts se succèdent à une telle cadence ! Un vrai casse-pipe forain. Le défilé des petits bonshommes qu’on flingue dès qu’ils découvrent le bout de leur nez !

Pan ! Vlan, au tas ! Pan ! Raté (Béru) Vzoum ! Gagné (Danhladesh…) À qui le tour à présent ?

Cet immense pays me paraît bourré de maléfices. J’ai l’impression (étayée sur des faits précis, mon Dieu, n’est-ce pas ?) qu’il nous refuse, comme la chair refuse l’écharde.

Une secte très nombreuse attend l’arrivée du pseudo Monbraque, lequel vient ici pour faire une démonstration.

Démonstration de quoi ?

Quelle pomme fus-je, de prendre mon temps. J’aurais dû presser Hivy Danhladesh de questions. Accumuler les tuyaux au maxi. Au lieu de ça, m’sieur le commissaire n’a rien voulu brusquer.

Souplesse et grâce ! Entrechats ! Jeté-battu de danseur follingue. Pas payant, ça, mon Tonio ! Le temps bouscule ! Il presse ! Nous a, que disait Audiberti. Le temps, c’est positivement nous qui l’avons.

Mais dans le dos.

Et plus bas encore, pour finir !

Jusqu’au moment décisif qu’on n’a plus le temps d’avoir le temps.

Que c’est conclu, terminé, à vide… Sidéral !

On a traversé des plaines faussement fertiles, gravi des rampes sinueuses, longé des précipices rocailleux. On a rampé dans la rocaille lunaire d’une montagne. On a aperçu des nids de verdure. Franchi des cornes de forêts aux essences inconnues dont l’âcre parfum nous chavirait. On a aperçu des agglomérations miséreuses. Et puis aussi — mais oui, quelques usines flambant neuves autour desquelles s’affairaient des ouvriers casqués. On a vu des militaires à turbans rouges, dans les lointains. On a admiré des palais qui semblaient en sucre. Des miséreux, partout, ont fait la liaison entre l’Inde d’hier et celle qui veut bâtir demain. Des guenilleux titubant d’inanition. Des gamins tristes, parce que trop maigres. Des femmes sans bonheur. Des hommes résignés… Trop ! La résignation, c’est la plaie du monde. Son agonie.

Je suis ivre de toutes ces images. Des alignées de gens déféquant (quoi, mon Dieu ?) ensemble le long d’un chemin branlant. Et puis des groupes de vaches blanches, indolentes, lugubres, trop sacrées pour être honnêtes, mais qui n’en excitaient pas moins la convoitise de Béru quand il se réveillait.

Des cahins, des cahas, des cahots !

Teuf-teuf… Tu-tuuuut !

La journée s’est écoulée.

S’est engloutie.

La nuit est venue, avec des étoiles vives dans le ciel noir, des feux dans la campagne obscure… Il y a eu des gares, des haltes…

On a entendu des chants.

Et enfin, nous voici à Khunsanghimpur, mourant de faim et presque de soif (bien qu’on ait pu se désaltérer à des fontaines dans des gares) intimidés par l’ampleur du pays. Effrayés par les périls qui nous entourent. Car quelqu’un est au courant de ce que le soi-disant Monbraque vient faire ici. Et quelqu’un qui n’est pas d’accord. Quelqu’un qui a tué. Qui tuera encore… Brrr, hein ? Et comme vous avez raison !

Quelques chétives loupiotes, disséminées… Tout est silencieux, à l’exception d’un chien mécontent qui clame sa fringale aux échos nocturnes. Et comme il hurle faiblement, le pauvret !

Ici, les chefs de gare peuvent se permettre d’être cornards, car ils portent un turban.

Celui de Khunsanghimpur est seul pour assurer le service, lequel consiste à souffler dans une trompette pour faire partir ou repartir le train. De vente de billets, il n’est pas question, chacun brûlant le dur impunément.

Lorsque les ultimes voyageurs se sont égaillés dans la nuit, nous restons seuls, le Grrravos et moi sous la marquise de bambou. Le train lui-même est parti sur une voie de garage. Le chef de gare vient de s’allonger sur une natte dans la salle des pas perdus.

Nobody…

Le ciel étoilé… La noye… Le chien faiblard brayant dans un silence qui ne ressemble à aucun des silences que nous avons connus précédemment…

— Au bon accueil, hé ? marmonne le Gravos.

Je pense avec nostalgie à mon pavillon de Saint-Cloud, avec ses lumières, le balancier de la pendule et les bonnes odeurs de cuisine.

— Ça fait un chouïa nécropole, conviens-je.

— Marrant qu’il eusse pas t’été attendu, le père Dugenou, il allait nous emmener où est-ce ?

Je prends le parti d’aborder le chef d’Edgar.

— Je vous demande pardon, sahib (j’ai lu Kiplinge). Parlez-vous anglais ?

L’homme rouvre un œil, un seul. Il fonctionne à l’éconocroque, because son manque de calories. Il a soufflé dans sa trompette aujourd’hui, et l’effort l’a épuisé.

Un faible secouement de tête.

— Hôtel ! fais-je alors… Hôtel !

À nouveau sa courte dénégation. Il referme son œil, nous laissant à notre sort. Il ne peut plus rien pour nous.

— Pas d’hôtel, hein ? demande Bérurier, glacial.

— Non, mon fils : pas d’hôtel.

— C’t’un bled pourri, quoi ?

— Pour le moins très isolé. Je m’en suis douté en voyant les régions que nous traversions. Montagneuses et désertiques.

Tout à coup, sans crier gare (à quoi bon du reste puisque nous nous trouvons dans lune d’aile) mes cheveux se dressent sur ma tête, comme les membres d’un congrès Huénaire quand ils entonnent leur Marseillaise de clôture.

— Oh, seigneur, ça me revient, balbutié-je.

— Quoi-ce ? s’intéresse tout juste Béru.

— Khunsanghimpur, dans le Bandzob… J’ai lu un reportage sur la région dans Reconnaissance des Lézards, la revue de l’élite. On appelle ce coin « La Vallée de la Faim. »