Vous avez déjà entendu le meuglement de la vache normande en gésine ?
Le cor des Alpes, le soir, dans un canton de Suisse primitive ?
La sirène de brume d’un steamer qui n’arrive pas à traverser sa manche ?
« Meûhhqu’c’tudihulululuuuuuû ! émet le Gravtard.
J’acquiesce.
— Hélas !… Le train ne va pas plus loin parce que c’est un cul-de-sac. La montagne est abrupte. Les ressources sont réduites à néant. Il y fait une chaleur de crématorium. C’est une pépinière à épidémies, car l’eau n’y est pas potable. On…
— Tais-toi ! Tais-toi, chuchote-t-il, infiniment bas. Comment qu’t’as pu grimper dans ce dur en sachant cela ? Pas étonnant que presque personne descendisse ici !
Il y a dans les yeux ravagés du Gravos ce mystère indicible qu’on trouve dans le regard d’une idiote amoureuse.
— On s’est laissé fourvoyer dans un piège à cons, Mec ! On va claquer de faim, de soif, ce qu’est presque aussi pire ! On est bons pour se choper le typhon, le cholestérol, la malle arrière et toutes ces sales maladies trop picales ! Gerbons illico, je te conjure ! Allez, fissa !
Je secoue de rechef de gare.
Il ne m’accorde même pas un œil.
Il est insensibilisé.
Mort, peut-être ?
— Attends, dit Bérurier, toujours réaliste, en sortant une banknote de sa fouille. J’ai là une petite roupette de sansonnet qui va y donner des couleurs.
Il promène le billet sous le nez du chef hagard. Sollicité par la petite odeur, l’autre rouvre les deux yeux.
— Tu vois ! exulte Sa Majesté, Saint-Eloi n’est pas mort, puisqu’y regarde encore ! Si y spique au jeu, y spique également engliche, au moins par gestes. Demandes-y à quelle heure part le prochain dur pour ailleurs !
Je pose la question. La répète. La gesticule.
L’autre me bredouille un mot.
— Le train repart quand t’est-ce ? croasse le Mastar.
— Mercredi !
— Hein ! Trois jours ! J’veux pas ! Taxi ! On prend un bahut ! Demande-lui ? La station la plus proche elle est où est-elle ? s’affole mon camarade.
Nouvel et laborieux échange.
Négatif. Ce type ignore même ce qu’est un taxi.
Il n’a plus la force que de se saisir du billet froissé. Cette fois il est out.
— Viens ! fais-je au Gros.
— Mais où ?
Je lui désigne le palais dont la masse éclairée par la lune se détache sur une couleuvre rocheuse[14].
— Vallée de la faim ou pas, on va aller voir s’il n’y aurait pas de la mise en bouteille au château.
RAPT CHIE TROIS
L’excursion la plus saugrenue de ma vie, parole ! Imaginez-vous dans un pays que vous ne connaissez que par quelques documentaires de première partie, distraitement regardé au cinoche entre deux baisers (car je n’y vais jamais seul).
Un pays dont vous savez qu’il est dangereux, malsain à tout point de vue !
Un pays où vous arrivez après qu’on eut assassiné votre guide et tenté de planter votre meilleur ami.
Ce, en pleine nuit.
À chaque pas, un couteau peut siffler et venir voir si l’air de nos poumons est aussi bon qu’on le prétend.
Nous tremblons sur nos cannes. On ne parle pas. J’ai ma main posée sur la crosse de mon ami Tu-Tues ! C’est un contact réconfortant. Oh, je ne me fais pas beaucoup d’illuses : si une embuscade nous est tendue, il ne me servira pas à grand-chose ; tout de même, il vaut mieux, dans la conjoncture présente, avoir ça dans la main plutôt que le tome deux des Mémoires d’Espoir du Général de Gaulle. Cela dit, chose aussi curieusement étrange qu’étrangement curieuse, je ne me sens pas en danger pour l’immédiat. J’ai peur, certes, mais pas de l’instant présent. Ma panique se situe à un niveau plus élevé. Je redoute ce qui va suivre, non ce qui est.
Mon septième sens qui m’informe, quoi !
Car, ignares et démunis du bulbe sont les connards qui croient que nous n’avons que cinq sens ! Outre l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher et le goût, moi je compte le fade et la prémonition.
L’organe du fade est celui de la volupté. Je veux bien que, d’une façon générale, les cinq premiers participent à la fiesta, ça oui, heureusement, mais ils n’y participent justement que d’une façon générale. Ne me racontez pas, gentils messieurs, que ce que vous éprouvez par l’intermédiaire de votre scoubidou à tête ravageuse ressort du toucher ! Ça n’a rien de tactile, mais alors rien de rien ! C’est fading. Ce mot, je l’invente. Le voici, prenez-le, il est désormais à vous. Et même si je me réfère au mot anglais fading, je suis ravi de constater que ce dernier tendrait à ratifier le mien. En effet, je lis dans le Robert la définition suivante : « fading : action de disparaître, de s’effacer ». Prendre son fade, n’est-ce pas disparaître ? N’est-ce pas s’effacer ? Disparaître pour rôder dans les coulisses du paradis ? Le fading, c’est l’extase. Il est notre sixième sens. Le plus délicat. Le plus suave. Le plus fragile. Je l’exige dorénavant dans les écoles. J’en appelle à mon ministre de l’Éducation Nationale. J’envoie une lettre recommandée à Larousse. Je somme Robert ! J’invite respectivement Messieurs les membranes de l’institut. Je mobilise la Faculté ! Le Collège de France ! Tous mes amis du corps en saignant ! Notez : fading ! Le sixième sens de l’homme ! Apprenez par cœur : l’odorat, le toucher, l’ouïe, le goût, la vue, le fading. J’inspecterai, juré ! Ferai réciter en commençant par les profs. Six sens ! Qu’on se le dise, se le répète ! Six sens ! Pour le septième, la prémonition, on verra plus tard. Chaque chose en son temps ! Six sens ! Dès la maternelle faut inculquer !
Passer dans les campagnes, dans les usines, les boxifs, partout où les gens travaillent et n’ont point le temps de réapprendre. Y mettre des haut-parleurs. Six sens ! Le sixième étant le sens du fade, ou fading ! Six sens ! Interdite sur les antennes la diffusion du Cygne de Saint-Saëns, pour pas confusionner le peuple. L’extirper de la tronche, ce slogan idiot de nos cinq sens ! Et surtout, pas ratiociner, hein ? J’veux pas de galimatias, d’objections, de oui mais… Par exemple, inutile de venir me dire que le sixième sens ne se révèle chez l’homme qu’à partir d’un certain âge, alors que tu vois, dans leur berceau, des bébés se caresser le gnougnouf avec leurs nounours en peluche ! Même avant la vue, il manifeste, le fading ! Avant de reconnaître Môman ! Tout cela étant dit et, je l’espère, bien dit, j’en reviens à mon septième sens.
D’accord, çui-là, pas tout le monde le possède.
Moi qu’ai cette chance privilégière, je sais qu’on est en pleine pistouille tartinée merde sur ses deux faces.
Mais, nonobstant cette certitude de mon sub, mon corps se décontracte parce que je « prémone » que c’est pour illico.
« Grand Dieu, me dis-je familièrement, tandis que mon pas soulève la poussière du chemin, que peut-il donc y avoir de commun entre ce pays de mort, torride, perdu dans le Bandzob, et une équipe de hockey sur glace ! Voici moins de 48 heures, je déboulais à la patinoire… »
L’idée de la glace me hante.
J’en prendrais volontiers quelques centimètres cubes dans un whisky copieux !
— J’ai beau y penser, je pige pas, murmure soudain Béru en s’arrêtant devant sa pensée, comme un cheval ombrageux devant son ombre.
— Que ne piges-tu pas, homme de grand savoir ?
— L’affaire Danhladesh… Suppose qu’il n’eût point été tué. À l’arrivée, quelqu’un nous aurait attendus, quoi, merde ! L’allait pas nous faire arpincer les continents après c’t’randonnée à la gomme dans le train !