Sa Majesté Béru le gloutonne que c’en est un plaisir.
— J’vois pas ce qu’on nous casse les claouis avec la misère des petits Hindous, dit-il, la bouche pleine. L’essostandard de vie s’améliore dans le patelin, quoi, merde ! On est bien obligé de constater.
Il en reprend !
Bougez pas, je cherche un superlatif judicieux pour qualifier nos chambres.
Dantesque ?
Trop banal. Ça devient coton de renchérir, de nos jours où on trouve un cassoulet toulousain « fabuleux », une robe « divine », une cravate « démente », un meuble « mourant », un blablateur quelconque « inouï », un vin « pas croyable », le dargeot d’une fille « à-se-tap », une soirée « monstre » et un parapluie de dame « délirant ».
Alors, bon, nos chambres ? Quoi ? Sublimes ? Faramineuses ? Présidentielles ? Ésotériques ? Cosmiques ? Impensables ? Impériales ? Babyloniennes ? Foutrales ? Étourdissantes ? Bandantes ? Que puis-je vous dénicher encore ? Tout cela me paraît bien faiblard…
Disons bonnement qu’elles sont très grandes et très luxueuses. J’espère que vous comprendrez tout de même.
Par curiosité, j’arpente la mienne dans les deux sens (largeur-longueur, hauteur je peux pas, ayant oublié mes godasses à ventouses à la maison).
Je compte trente pas pour la longueur et vingt pour la largeur. Mes enjambées mesurant très exactement 1 mètre, cela nous donne, en francs nouveaux, 600 mètres carrés. Pour une chambre à coucher de célibataire, c’est pas vilain, reconnaissez ?
Le lit bas est en rapport. Pour changer les draps, faut de la main-d’œuvre qualifiée : des employés de cirque, ceux qui dressent et démontent le chapiteau.
Mords ta figue, pardon : mort de fatigue (vous voyez et je ne mens pas), je me déharde en un tournemain et me jette dans mon royal plumard comme dans une piscine d’eau tiède.
Je m’endors avant d’avoir touché le matelas.
Pas pour longtemps, mes bougres !
Pas pour longtemps !
PATRIE CH QUATRE
À peine viens-je de sombrer dans les limbes du sommeil, comme on dit dans les beaux livres très chers et qui se vendent mal, que ma porte s’ouvre.
La vasteté de la chambre forme caisse de résonance et le plus léger heurt prend illico des proportions démesurées.
Nonobstant mon épuisement, mon être demeure réduit aux aguets, cela vous le doutez bien. Toujours sur le qui-vive, San-A., lorsqu’il est en enquête.
D’autant que je m’en méfie de Khunsanghimpur. J’ignore ce qui s’y mijote et je m’y sens aussi à l’aise que ce type qui prétendait traverser un étang à gué en marchant sur des feuilles de nénuphars.
Donc, une longue vibration me tire du bienfaisant engourdissement que parlait Paul Romains à la page 43, deuxième alinéa, de son soixante-huitième ouvrage sur « Les hommes de bonnes violentées ».
Illico, pour ne pas dire dare-dare, me v’là sur mon océan (ce lit est tellement large).
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en anglais et à voix basse, ce qui n’est pas incompatible, l’anglais pouvant se chuchoter, contrairement à l’allemand qui, lui, mobilise les décibels.
— Chut ! m’intime une voix dans une langue facultative.
À l’obscure clarté qui tombe des étoiles, que causait le bon Cid de Normandie (çui dont le saint nœud qui joindra don Rodrigue à Chimène) je distingue une forme massive qui me déambule contre.
Elle approche. Je bats mon briquet. Sa flamme incertaine me permet de reconnaître la tête de veau sous sa divine aigrette[22] du Maharajah rageur Tanhnahunecomça.
« Allons, bon, me dis-je, je parie que cette grosse gonfle est de la jaquette fendue et qu’elle vient me faire des proposes nocturnes. »
Rien de plus tartant.
Primo on te prend pour une jeune fille, et c’est humiliant.
Deuxio t’es obligé de te comporter en femme à barbe, et c’est déplaisant.
Note qu’il te reste la faculté d’accepter, auquel cas ensuite tu n’as plus celle de t’asseoir. D’un sens comme de l’autre, t’es tracasse, quoi !
— Vous permettez ? murmure Tanhnahunecomça en s’asseyant sur le bord de mon plumezingue.
Je note qu’il se tient à ma gauche, ce qui va me permettre de lui placer ma droite très zézément.
— De quoi s’agit-il ? demandé-je d’un ton plus fermé qu’un porte-monnaie écossais.
L’Hindou se tend.
Il a un silence. Ma dextre se met déjà en boule. Je fais le poing fixe, les gars. Demain, lorsque les larbins passeront l’aspirateur, ça fera clinc clinc clinc dans le tuyau, et ce seront les molaires à Tanhnahunecomça qui produiront ce bruit.
— Je sais qui vous êtes, murmure enfin le Maharajah.
Boum !
Inattendu, s’pas ?
Mais je ne suis pas un pot cassé, moi : je ne perds pas contenance.
— Je ne comprends pas ce que Votre Majesté entend par là ? du tac-au-taqué-je.
— J’entends que je n’ignore pas ce que vous êtes venus faire à Khunsanghimpur, monsieur, votre ami et vous. Du tourisme, ici ? Dans la vallée de la faim ? Laissez-moi hausser les épaules.
— Haussez, Majesté, haussez ! Mais, de grâce, expliquez-vous, car vos paroles sont pour moi autant de mystères.
Belle envolée, hein ? J’eusse fait un parfait homme de cour.
— Vous êtes venu vendre un certain produit à une certaine secte, déclare calmement le Maharajah.
Sa voix est acide, tranchante.
— Une secte d’intouchables de la pire espèce, reprend-il, qui a dû piller les trésors artistiques de notre pays pour pouvoir vous payer ! Mais vous ne traiterez pas avec ces parias !
C’est glacial comme un coup de sabre sur la coloquinte. J’en ai froid dans le dos.
— Moi, je suis acheteur, monsieur ! Dites-le à votre compagnon. Je préfère discuter avec vous car vous semblez plus intelligent que lui !
— Merci, seulement je continue de ne pas comprendre !
Il me saisit le bras. J’avais tort de le penser pédoque. Une poigne de bronze, il a, le Maharajah. Ma circulation est stoppée comme un accroc à votre costume des dimanches.
— Finissons-en, ces protestations ne sont pas de mise. Jouons cartes sur table, monsieur. Je veux, vous m’entendez bien : JE VEUX ce produit. Ma fortune est infinie. Je le paierai le prix que vous voudrez. Bien plus cher que ce que vous en proposaient ces chiens d’intouchables.
— Mais…
— Dites une somme !
— Mais…
— N’importe laquelle ! J’achète ! J’achète !
— Bon Dieu, Majesté, expliquez-moi au moins ce qu’est ce produit !
Il me lâche.
— Ainsi vous refusez ?
— Sur les mânes de mes aïeux, théâtré-je, je ne sais rien du produit dont vous parlez !
Il se lève. Mon briquet étant éteint depuis longtemps, je ne puis voir son expression, mais je la devine au son de sa voix. Croyez-moi, un corbeau en claquerait des dents, et un renard de Lübeck du bec !
— Vous avez tort, monsieur ! Il n’est pas bon de s’opposer à ma volonté lorsqu’on se trouve au cœur du Bandzob ! Réfléchissez à ma proposition. Parlez-en à votre ami. Et donnez-moi demain votre réponse définitive.
Là-dessus, le Maharajah Tanhnahunecomça exit.
J’ai beau avoir très beaucoup sommeil, me faut un certain bout de moment pour me rendormir.
Cette affaire du produit fantôme commence à me cavaler sur la prostate.
Et sérieusement.
22
Et dire qu’y a des gens que je ne fais pas marrer ! C’est pas normal, hein ? Ils devraient se faire pratiquer un chèque-hop !