— Tu permets que je t’embrasse, Lucien ? lui fait-il à brûle-parfum (on est dans l’Inde).
— Mais je… je ne m’appelle pas Lucien, s’étonne le Maharajah.
— T’imagines pas que j’allais continuer de t’appeler Mâbitâhungoû jusqu’à la consommation des cercles, si ? Maintenant que nous v’là en famille, je te baptise d’un prénom français, mon gamin, ça s’écroule de source, non ? T’aimes pas, Lucien ? Moi j’adore. Ça fait tout de suite intime.
Il donne l’accolade au Maharajah.
— Lulu, c’t’une délicate intention que t’as eue, au sujet de ce bouffement. Six cents plats ! Le menu doit ressembler au catalogue Manufrance ! La seule chose que j’espère : qu’y ait pas de poireaux vinaigrette. J’en ai tellement becqueté à Saint-Locdu-le-Vieux que je peux plus les voir en peinture.
— Cher prince et frère, dit Mâbitâhungoû en s’écartant du Boulimique, nous parlerons gastronomie plus tard ; si vous le voulez bien, commençons par les affaires.
Je me crispe sur la manette de mon cerveau.
« Et v’là le travail, me dis-je ; ainsi il s’agissait bel et bien d’une conjuration ! »
— Les affaires ? Quelles affaires ? s’étonne le prince consort (à coups de pompes dans le train).
— Le produit. Vous vous êtes engagé à me remettre l’échantillon et la formule et à m’en confier l’exploitation…
Alexandre-Benoît hoche la tête de l’air pensif d’un assommé de frais.
— Mmmmmmoi ? finit-il par expulser.
— Vvvvvvvous ! ironise son beau-frère.
— Ho, hé, Lulu, c’t’une blague ?
— Un contrat n’est pas une blague, assure le potentat.
— Comment ça, un contrat ?
— Celui que vous avez signé tout à l’heure, prince !
L’incarnation de Ganesh vient chercher secours dans mon œil clair.
— Tu piges, toi ?
— Je crois bien.
Pépère a un geste de mauvaise humeur.
— C’est curieux, déclare-t-il. T’es pas plus intelligent que mézigue, et pourtant tu t’arranges pour comprendre avec quéques centimètres d’avance. Bon, alors mouille-moi la compresse que je pige…
— Je pense, dis-je, qu’à la faveur du mariage on t’a fait signer le contrat auquel Sa Majesté fait allusion.
— En effet, assure Mâbitâhungoû en riant large.
Il va prendre un rouleau de parchemin sur une table d’or où sont étalés des manuscrits datant de deux mille ans avant Pompidou.
— Voici le document en question. Du moins, l’un d’eux car je l’ai fait établir en double exemplaire. Il est rédigé en anglais, en français et même en sanscrit et chaque version est paraphée par vous, Monbraque. Qui dit mieux ?
— Moi ! répond froidement le Mastar !
Je lui ai déjà vu tirer des crochets du droit à Béru. Oh là là, vous parlez !
D’aussi impec. D’aussi percutant. D’aussi appuyé, jamais !
Le Maharajah exécute un vol plané de trois mètres avant que d’aller s’abattre, foudroyé, entre les bras sans compassion d’un Bouddha de bronze.
Un Maharajah, dites : vous vous rendez compte !
PERCHAIT SIX
Un qui meute et rameute ! Qu’invective et détective ! Qui tige et fustige ! Qui s’emploie et déploie ! Qui inculpe et décuple ! Qui… (mais qu’est-ce que je déroule là, moi ? Je m’écoute penser ! M’embaume de mots ! Me poème).
Je voulais dire ; un qui réagit vivement, c’est Tanhnahunecomça.
Il est gros, bouffi, suiffeux, d’apparence mollassonne, mais ses réactions sont promptes !
Je souhaiterais que vous vissiez (ou tournevissiez) ce travail, mes bien gentilles, mes très aimées, mes adorables ! La manière qu’il dégage de sa large ceinture de soie brochée son sabre d’apparat. Celle dont il se fend pour estoquer le Gros. On se croirait dans du Georges Ohnet de la grande cuvée : scène du duel ! Vzzac ! Ça siffle, une lame, dans l’air lourd de parfums. Fchiiii ! Textuel et in-extenso ! Parole : fchiiii ! J’invente pas, je reconstitue. Je suis le mosaïqueur du son. Fchiiii (surtout pas fschiiii, ça ferait germanique !). La longue rapière brillante comme une stalactite de glace au soleil saharien plonge dans la bedaine du Mastar.
Seulement, j’espère que dans l’intervalle vous ne l’avez pas oublié, mes linottes et linotypistes, le gars Bérurier est toujours caparaçonné en obèse surchoix.
Je veux pas vous convertir à l’hindouisme, mais le Dieu Ganesh est bel et bien le protecteur des pachydermes ou assimilés. La preuve : il subit sans dommage le pourfendage du maharajah, Alexandre-Benoît. Hier c’était le ya dans les endosses, aujourd’hui le sabre in the brioche. Une belle carrière de pelote à aiguilles s’offre à lui.
Stupéfié comme il se doit (mais un peu plus), Tanhnahunecomça reste un court moment indécis, puis, d’un geste violent, il retire son arme. Sa surprise n’a été que de brève durée, après tout ne sommes-nous point au pays des fakirs où des tas de messieurs désœuvrés se traversent les joues avec les lames effilées. Y a accoutumance de sortilège dans l’Inde, oubliez pas !
J’ai dit quelques lignes plus haut qu’il retirait son arme.
Il ne la ramène pas seule !
Dans l’action ; les sangles de la fausse bedaine ont cédé et à présent, la brioche de mon camarade lui pend sur les genoux, comme l’avant de ces avions-cargos assurant le transport des tomobiles entre la France et l’Angleterre.
Regain d’hébétude chez les assistants.
Puis, Mâbitâhungoû, revenu de son étourdissement (en fâcheux état car il s’est sérieusement contusionné dans les bras de son Bouddha) trépigne :
— Duperie ! Duperie ! Ces gens ne sont que des gredins ! Des fripouilles ! Le produit n’existe pas !
Il hèle sa garde, et le grand Pèherlashès entre en trompe (aux Indes, à cause des éléphants qui pullulent, on n’entre jamais en trombe), escorté d’une demi-douzaine d’hommes en armes.
— Assurez-vous de ces deux bandits ! ordonne le beau-frère de Bérurier.
Ce qui est fait aussitôt. Le temps pour un bègue de compter jusqu’à un et demi, nous voilà avec les mains solidement entravées derrière le dos (ou plus justement : devant le dos).
Le Maharajah Tanhnahunecomça fend à brûle-pourpoint celui du Gros. La seconde partie de la supercherie caoutchoutée est alors révélée.
— En fait, il n’est pas Gros ! fulmine le prince dont la ville est Montherlant (ou quéque chose de ce genre).
C’est bien la première fois que j’entends proférer une telle exclamation à propos de mon pote. Comme quoi tout est relatif, pas vrai ?
En tout cas, elle comble d’aise le cher biquet.
— Tu vois, me prend-il à témoin : un connaisseur !
La môme (pardon, la princesse, j’allais indisposer mes lecteurs abonnés à Ici-Paris) Çavajéjoui prend la parole pour la première fois depuis cette rapide échauffourée.
— Je crois qu’il est temps de tout révéler, messieurs !
Froide comme un nez de chien-bien-portant, cette panthère.
— Nous n’avons rien à dire, affirmé-je en plaçant mes deux prunelles dans les siennes, pour la bonne raison que nous ne savons rien.
— C’est ce que nous allons voir !
Sa manière de proférer me titille l’échine. Un squelette ferait du xylophone sur mes vertèbres, l’impression serait sûrement plus jouissive. Je sens que notre destin dérape, au Gros et à moi. Il capote, même ! Coupés de tout, au cœur de l’Inde mystérieuse, entre les mains de ces monarques nantis de pouvoirs régaliens, on est dans les draps en forme de suaire, non ?
La splendide garce s’adresse à notre hôte :