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— Mon cher, à présent les grands moyens s’imposent.

— Je le pense aussi, répond Mâbitâhungoû.

Bérurier, quelque peu alarmé, croit bon d’intervenir.

— Hé, dis, Lucien, on va pas continuer de se tirer la bourre entre beaux-frères ! À quoi que ça rime ces giries ? Au lieu qu’on se prend de bec, je ferais mieux d’aller faire le plein des sens à ta petite frelotte qui doit morfondre du baigneur en attendant la bouffe gigantesque. V’là un petit lot qu’a besoin de cajoleries en priorité. Mine de rien, elle est chaude du réchaud, ta sisteur, Mec.

Mâbitâhungoû éclate de rire.

— Elle sera bien plus chaude demain, assure-t-il.

— Qu’entends-tu par là, Lucien ? hasarde le mal-Dégrossi (son harnachement lui pend encore autour de la taille, comme des jambons à un mât de cocagne).

— Au Bandzob, révèle sinistrement l’étrange garçon, on brûle encore les veuves ! L’occasion de me débarrasser de cette crétine est trop belle ; crois-tu frère, que je vais la laisser passer ?

Moi, y a des individus que j’aurais aimé connaître. Ainsi, par exemple, les architectes ayant conçu les palais ou autres châteaux forts. Ils devaient avoir le caberluche drôlement fabriqué pour combiner toutes ces oubliettes, ces caches, ces renfoncements, ces cours intérieures secrètes. Leur cerveau ? Une vraie grille de mots croisés ! Ah, les viceloques !

Ainsi, présentement, mes bien chers frères, nous nous trouvons dans une sorte de puits insoupçonnable depuis l’extérieur, et même de l’intérieur, pour qui n’en connaît pas l’existence.

Figurez-vous une fosse ronde, de dix mètres vingt-quatre de diamètre environ. Une paroi verticale représentant à peu près la hauteur de quatre étages cerne cette piste. Un seul accès (et par conséquent une seule issue) : un portail de bronze. Tout en haut, au ras du jour, par acquit de conscience ou excès de précautions, l’on a tendu une formidable grille tressée de fils plus gros que mon poignet.

— On est chouette, hein ? lamente Bérurier.

— Pas mal, et toi ?…

Des geôles de toute nature, vous le savez depuis le temps qu’on se pratique, j’en ai connu une chiasserée déjà. Des profondes, des aquatiques, des électrifiées, des hérissées de pics, des et cætera (les pires) et d’autres encore. Mais c’est la première fois que je suis prisonnier d’un local dont la porte ne comporte ni clé, ni verrou, ni barre de fermeture d’aucune sorte.

Ça vous la sectionne, hein ?

Vous vous demandez comment il se peut-ce. Y a-t-il un fossé bourré de scorpions ? Des tigres affamés en vadrouille derrière l’huis ? Des gardes aux aguets ? Une barrière de feu ?

Non, mesdames, non, messieurs.

Rien de tel.

La porte seulement, RIEN QUE LA PORTE. Mais, je vous l’ai dit, elle est en bronze et il faut les efforts conjugués (au présent) de vingt hommes musculeux pour l’ouvrir.

Tout simplement.

Si bien, frères-humains-qui-en-même-temps-que-nous-vivez, si bien que, pour la première et sans doute la seule fois de ma vie, je suis incapable de sortir d’un espace non fermé à clé.

Nous n’y sommes point seuls.

Un vieillard y gît. Une loque humaine dont l’apparence s’estompe. Quelques os, une barbe interminable. Il est étendu à plat ventre. Sa tête est grosse comme mon poing. Ses yeux sont tellement enfoncés qu’on dirait deux trous. Il respire à peine. Il a un semblant de loques moisies autour des reins. Je le considère avec une folle compassion. Il est impossible d’être moins vivant que cet individu sans être tout à fait mort.

Je m’accroupis près de lui pour lui parler. Heureusement, il chuchote l’anglais. En termes presque imperceptibles, tel l’abbé Faria dans son cachot du château d’If, il me révèle son étrange et terrible histoire.

Il est prisonnier depuis quinze ans dans ce trou de cul de basse-fosse (j’ai pas écrit trou du, mais trou de, je vous le fais observer, qu’autrement sinon vous me jetteriez le discrédit dessus en allant ragoter de droite et gauche). C’est le père du Maharajah actuel Mâbitâhungoû qui l’a flanqué en ce lieu désespérant (le père, lui, s’appelait Pouhâh). Il avait quelques grosses difficultés à accomplir son devoir d’homme auprès de sa maharanée, et c’était ce bon vieillard délabré, du nom de Trikviitt, qui l’aidait. Trikviitt est fakir hindou de son métier, spécialisé dans la corde droite. Tu lui donnes un rouleau de ficelle, il joue de la flûte, et la ficelle s’élève tel un serpent dressé. Le soir, au moment où Pouhâh rendait visite à sa gerce, Trikviitt embouchait son pipeau et le miracle s’accomplissait pour le défunt maharajah. Dare-dare (si je puis dire, je devrais écrire dard-dard, mais ça me gênerait) son zigouigoui à tête non-pensante se mettait à la verticale et la brave maharanée n’avait plus qu’à se mettre en selle pour le grand steeple-chase des lanciers. Vous me suivez ? Parfait. Je sais que vous me berlurez pas. Vous autres, dès qu’il est question de trucs saugrenus, vous v’là tout ouïe. Bon… Seulement imaginez-vous que Trikviitt avait une méthode de relaxation bien à lui : pour se reposer, il s’asseyait sur ses épaules, la nuque au sol, le buste et les jambes à la verticale. Vous mordez toujours ? O.K. ! Un soir où Pouhâh voulait gâter sa vioque (c’était la fête des mères du palais) il cria bis. Docile, Trikviitt se remit à jouer, mais sans se remettre dans sa position normale, si bien qu’au lieu de se dresser, le clapougnard du maharajah se mit à pendre. Drame ! N’oubliez pas qu’à la base, Pouhâh avait des dispositions naturelles ! Et le naturel, hein ? Jouez-lui de la musique, il revient au galop !

Par la suite, le fakir eut beau s’employer à mort. Souffler dans son instrument pis que le bon Armstrong dans sa trompette. Il eut beau changer de pipeau. Il eut beau jouer « Reviens veux-tu », « Les Trois Orfèvres », « Monte là-dessus », « Si toi aussi tu m’abandonnes », « Le grand air du Toréador de Carmen », « Le pendu de St-Germain », « Fume, c’est du Belge » et « Si tu n’en veux plus, je la remets dans ma culotte ». Il eut beau invoquer des tas de divinités pourtant très opérantes dans ces cas pénibles, rien n’y fit ! Monsieur Mâbitâhungoû-père resta toujours avec un fil à plomb en guise de manche à gigot. D’où sa fureur. Son esprit de vengeance…

— Malheureux vieillard, lamenté-je, comme atroce dut être votre survie. Vous alimente-t-on, au moins ?

— Non : je me nourris d’insectes qui se fourvoient jusqu’ici. À ce propos, soyez gentils, laissez-moi les scarabées phytophages : c’est mon régal…

— Et pour boire ?

— L’eau de pluie… Je fais le plein à la mousson.

— Comment passez-vous vos journées ?

— Je meurs, ça distrait.

Affreuse histoire, hein ? Peu propre à me remonter le moral, n’est-ce pas ?

— De quoi souffrez-vous le plus ? insisté-je.

— De devoir dormir sur de la paille, balbutie le fantôme.

— Vous regrettez votre lit ?

— Plus que la liberté. C’est dur, quand on a passé soixante-dix ans sur une planche à clous, de devoir gésir sur du mou ! Regardez mon dos : il est plein d’escarres… Si je vous disais qu’ils m’ont torturé en me couchant sur un matelas !

— De quoi parlâtes-vous, mes drôles ? ronchonne Béru.

— Ce digne homme me raconte ses petites misères…

— Ah, les dabuches mirontons, tous les mêmes, sous toutes les altitudes : leurs rhumatisses, la quatorze-dix-huit, la dégringolade de l’emprunt russe… Je connais le topo.

Il se mouche d’un pouce fort adroitement appliqué contre la narine opposée à celle qui doit être dégagée.

— Tu parles d’un mariage qui finit en queue de poisson ! Ma sirène qui se pâmait déjà, on lui avait toiletté le frifri et tout, lotionné la calandre pire que pour un défilé. Ça s’appelle un coup rentré, ça, non ?