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Mon coup de téléphone l’atteint au moment où il sucrait son café au lait. Il est homme d’action, capable d’initiatives d’envergure.

— Il y a un terrain d’aviation à Habreûvnôosiyon, la ville la plus proche de Khunsanghimpur, me dit-il, je vous envoie immédiatement un avion-taxi, j’espère qu’il sera sur place d’ici deux ou trois heures…

C’est gentil à lui, non ? Moi, je trouve que des diplomates de cette trempe, y en a pas chouchouille.

— On n’a pas cramé, mais malgré tout j’ai eu chaud, déclare Béru.

Nous sommes dans un bar en planches tenu par un vieux Britannique couperosé, au bout du terrain. Le Gravos en est à son quatorzième scotch.

— Et tu dis que c’est grâce à la petite greluse de la piscine qu’on s’est sortis de la mouscanche ?

Il adresse une œillade coquine à Vahé.

— Merci pour la rattrapade-maison, mon petit cœur. Vous êtes rentrée dans mon estime par la grande lourde. Pourrait-on savoir le pourquoi de votre comportage plus singulier que pluriel ?

La jeune fille a un léger sourire plein de mélancolie.

— Tout cela est beaucoup plus simple que vous ne vous le figurez, dit-elle.

Je lui prends l’épaule d’un bras sûr et ferme.

— Je n’ignore pas que vous avez beaucoup souffert, Vahé, mais j’aimerais savoir… Nous avons été trop occupés, jusqu’à présent, pour pouvoir parler, nous mettre à jour ; maintenant, nous avons le temps… Avant tout, oh oui avant tout, parlez-moi de ce fameux produit, enjeu d’aussi fortes convoitises…

Le soleil, qui se fourvoie par une vitre poussiéreuse, transforme sa pommette admirable en bronze vieilli.

— Il s’agit d’une découverte réalisée par Célestin Merdre à partir d’un dérivé du pétrole et qu’il a baptisée obésidon.

Une vraie décharge électrique…

C’est comme si je croupissais depuis plusieurs jours dans une pièce obscure ; d’une secousse on vient d’ouvrir les volets en grand.

La lumière des quatre vérités m’éclaire, embrase l’affaire jusque dans ses moindres recoins. Il a suffi d’un mot, même pas, d’un néologisme. Ce terme complète certains recoupements qui s’étaient élaborés dans ma petite tronche. Il est le déclic ! L’éclair qui met le feu à la poudre de mon intelligence[36].

— Attendez, Vahé chérie. Ne dites plus rien, j’ai à cœur de deviner. Je vais vous prouver qu’un flic parisien sait faire travailler ses méninges.

Elle sourit.

— Vous me l’avez déjà prouvé au cours de cette fin de nuit, dans la clairière…

— Ce n’était rien, qu’un petit coup de système D désespéré pour tenter l’impossible. À présent je marne au ralenti, façon Sherlock, en interprétant les éléments mis à ma disposition…

« On y va ?

— Je vous en prie, fait la jeune fille, intéressée, voire amusée par ma fougue.

— Vous avez connu le fils Merdre à Bombay où il est venu disputer le match aller de la grande rencontre de hockey France-Inde ?

— Juste.

— Cela doit faire, si mes souvenirs sportifs sont exacts, environ six mois ?

— Exact.

— Vous êtes tombés amoureux l’un de l’autre ?

Elle a une expression évasive.

— Enfin, lui du moins a-t-il eu le coup de foudre pour vous, ce que je conçois, vous ne pouvez savoir à quel point !

— En effet.

— Vous avez bavardé, et il vous parlé de la découverte de son père ?

— Oui.

— J’ouvre une parenthèse pour vous demander des précisions en ce qui concerne l’obésidon.

— C’est un produit au pouvoir nutritif absolument fantastique. Il est aisé à fabriquer et d’un prix de revient très bas. Bref, il peut constituer le salut du tiers monde !

— Vous avez aussitôt mesuré les perspectives d’avenir qu’il offrait, et vous avez proposé à Jacques Merdre de l’expérimenter en premier lieu dans votre « vallée de la faim ».

— C’est cela même, monsieur le commissaire…

— Je vous en prie, pas de « monsieur le commissaire » entre nous, appelez-moi chéri, ça ira plus vite !

Elle rougit et baisse ses longs cils obsédants[37].

Manière de lui dissiper la confusion, je m’hâte d’enchaîner :

— Il a accepté.

— Non, il voulait auparavant en parler à son père. Célestin Merdre était un homme plutôt despotique…

— Pourquoi dites-vous « était » ?

— Parce qu’il est mort.

— Ah, il…

Je frappe le vieux comptoir de bois d’un poing brutal.

— Un autre scotch, gentleman ? questionne le taulier.

En v’là un qui se couche probablement avec une boutanche de raide sur sa table de noye en prévision de ses réveils blafards. Il doit tellement sucrer, le matin, avant de prendre sa dose, que pour faire pipi, il fait sûrement appel à la main-d’œuvre étrangère, histoire de ne pas se mettre le compteur à zéro.

— Oui, un autre ! Ça s’arrose. Je viens de comprendre LA vérité, Vahé. Le dénommé Monbraque n’était autre que le maigrichon monsieur Merdre ayant expérimenté sur lui-même l’obésidon ?

— Bravo !

— Eh ben merdre ! renchérit Béru. V’là donc à cause de quoi il avait soi-disant disparu…

— Il n’avait pas disparu : il s’était transformé ! complété-je. Ce qui explique qu’il ait répondu au téléphone quand son livreur lui a appris la mort de Jacques. Et ce qui éclaire son suicide, c’est un père désespéré qui s’est défenestre. Lorsque nous avons sonné, il venait à l’instant d’avoir la révélation du drame. Le mot « police » que j’ai lancé dans le parlophone a été pour lui une espèce de ratification de la tragédie : alors il s’est balancé par la fenêtre. Que faisiez-vous chez les Merdre, ma Vahé-très-chérie ?

— J’étais venue négocier l’achat de l’obésidon pour ma secte. Il représentait le salut, la victoire de notre caste d’intouchables sur la caste supérieure. Imaginez tout mon peuple bandzobard devenant athlétique en quelques jours ! Du coup ces vieilles traditions millénaires qui ne survivent que par la faiblesse de mes frères allaient être balayées. Nous allions nous emparer des palais, des terres, des richesses. Les répartir. Vivre, enfin ! Mieux : devenir un peuple puissant !

Elle s’exalte. Ses grands yeux sombres prennent des teintes de topaze au soleil.

— Donc, Célestin Merdre allait vous céder le produit ?

— Il hésitait. J’ai compris pourquoi depuis le drame. Les traîtres qui pullulent dans nos rangs, les lâches prêts à vendre les promesses du futur contre un bol de riz ont informé les Maharajahs de ce qui se préparait.

— Alors les princes ont pris peur, ils se sont unis pour mieux s’interposer.

— Oui. Ils se sont fait tenir au courant de toutes les tractations en cours. Ils ont engagé des hommes de main. Leur puissance est immense puisque leurs richesses sont sans limites.

— Revenons-en aux événements de Paris. Un point me chicane l’entendement : que vient faire la drogue dans tout ça ?

Vahé hoche la tête.

— Hélas ; ç’a été le point noir. Vous le savez donc, Célestin Merdre a essayé l’obésidon sur lui, après de nombreux tests sur des cobayes ; malheureusement, il n’a pas su doser ses prises convenablement et il est devenu ce que vous avez vu. Je vous laisse à imaginer ce que peut ressentir un homme mince et nerveux quand, en moins de quinze jours, il devient un monstre de deux cents kilos ! Ses nerfs n’y résistaient pas…

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36

Merci, et vous ?

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37

Un jour que nous aurons le temps, je vous dessinerai des « longs cils obsédants », promis !