Tous les soirs, en revenant du travail, j’avais la boule au ventre et les larmes aux yeux. Quand je suis tombée par hasard sur un texto de Tanya que je n’aurais jamais dû voir, j’ai instantanément été malade. Écœurée, trahie et meurtrie. Le tout en moins de cent dix caractères. Trois secondes pour le lire, une vie pour s’en remettre. Plus qu’une preuve, c’était un affront. Je n’ai même pas osé en parler à Émilie, encore moins à ma mère ou à ma sœur. Ces quelques mots indécents m’ont fait l’effet d’un coup de revolver en pleine poitrine. La balle est entrée mais n’est pas ressortie. Et à chaque mouvement que je faisais, elle progressait entre mes organes pour s’approcher du cœur. Elle a fini par le toucher lundi dernier.
En rentrant à l’appart après ma journée, j’ai tout de suite voulu crever l’abcès et régler le problème avec Hugues. Je n’avais plus la force de faire semblant. Je lui ai avoué que je savais, je lui ai expliqué que je souffrais, que j’étais prête à pardonner mais que je souhaitais qu’il clarifie la situation pour que nous puissions prendre un nouveau départ. Je lui ai sorti un truc définitif du genre : « L’amour n’est possible qu’au prix de la vérité. » Bonjour les dialogues ! Une vraie tragédie shakespearienne, mais dans un F3 sans balcon. Le fait d’être pris en flagrant délit n’a même pas eu l’air de le déstabiliser. Il s’est tranquillement laissé tomber dans le canapé. Il a renversé la tête en arrière en soupirant. J’étais debout dans le coin cuisine, tremblante de la tête aux pieds, suspendue à ses lèvres. Il a pris son temps pour me répondre.
— Écoute, Marie, c’est une bonne chose que tu soulèves le problème. Je crois qu’on est arrivés au bout de notre chemin. Je ne veux plus continuer comme ça. Je n’aime pas l’existence que je mène. Toi et moi, ça ne colle plus. Il vaut mieux nous arrêter là. Mais soyons positifs, ce n’est pas si grave. C’est la vie ! Essayons de réagir comme des adultes.
Pire qu’un coup de poing en pleine figure. Et avant que j’aie eu le temps de reprendre mon souffle, il a ajouté :
— Je ne te mets pas le couteau sous la gorge, mais j’aimerais bien que tu sois partie d’ici une petite semaine. Puisque tu parles de Tanya, j’ai des projets avec elle. C’est mon appartement, après tout…
« Il n’aime pas l’existence qu’il mène. » C’est pourtant lui qui décide de tout, sans jamais me demander mon avis et en me coupant de mes proches depuis des années. Pour le nouveau départ, je suis servie, il est immédiat mais sans moi. « Les personnes accompagnant des voyageurs sont priées de descendre du train. Départ imminent, attention à la fermeture des portes. » Je n’ai plus de ticket.
Vous savez ce que j’ai ressenti ? Pour vous, j’espère sincèrement que non. Je ne souhaite à personne d’éprouver cette fracture du cœur. On parle souvent de séisme ou de cataclysme, mais là, c’était carrément le Big Bang. Chaque molécule de mon être s’est retrouvée pulvérisée aux quatre coins de l’univers. Mon cœur est un trou noir et d’autres parties de mon corps peuvent faire de belles planètes.
À partir de là, Hugues ne s’est plus adressé à moi que comme à une réfugiée qui ne connaîtrait pas la langue du pays d’accueil, le tout agrémenté de sourires aussi creux qu’hypocrites et de phrases pleines de grands principes pour se donner bonne conscience. « C’est la faute à pas de chance », « On a eu de beaux moments, essayons de tourner la page sans l’arracher », « Dans quelques années, nous en rigolerons ensemble »… Non mais il se fout de qui ? Il m’a aussi sorti : « Faisons preuve de maturité. » Comment peut-il se permettre, lui qui n’a d’adulte que l’apparence ! Quel salaud… Toutes ces années à promettre, à me demander d’attendre, à me faire croire que le minimum dont bénéficiaient toutes les autres était pour moi un luxe inaccessible. Il a eu de la chance, j’étais trop abattue pour avoir envie de le tuer. Mais ça va mieux : je commence à y songer…
Chaque fois qu’il me parlait, chaque fois que je le voyais, je subissais une attaque de plus contre mon camp déjà vaincu et piétiné. Ses mots comme des obus, ses regards comme des lance-flammes cachés dans des fleurs, et ses gestes comme des mines sournoises pouvant me faucher n’importe où… Je suis détruite. Un champ de ruines trop bombardé. Plus une seule pierre debout, plus un trou de souris où les lambeaux de mon âme pourraient trouver refuge. Peu à peu, je suis devenue la proie de deux sentiments qui, comme des vautours, se disputent mon cadavre : la douleur et la colère.
Notre « explication » a eu lieu voilà trois jours. Depuis, je suis comme une centrale nucléaire qui échappe à tout contrôle. Les voyants du tableau de sécurité clignotent rouge vif, la pression monte, les aiguillent s’affolent dans les zones hachurées des cadrans, les ingénieurs courent dans tous les sens, mais impossible de faire redescendre la température du réacteur. Il faut évacuer la région, ça va péter grave.
Il me reste quatre jours pour faire mes cartons et quitter ce qui fut notre domicile. En faisant le compte, je n’ai pas grand-chose. Si ! Il y a le canapé. Quand j’y pense, ce fumier était confortablement assis sur MON canapé pour m’annoncer qu’il tirait un trait sur notre histoire et me virait ! Une véritable métaphore de notre relation : j’ai payé ce meuble avec mon premier salaire, et c’est quand même lui qui l’a choisi ! Synthèse parfaite : je lui ai offert toutes mes premières fois et il s’est assis dessus.
En attendant, je ne sais pas où aller. Je n’ai pas le courage de retourner chez maman. Elle va me répéter toutes les deux minutes qu’elle m’avait prévenue et qu’elle lui trouvait un air louche. Je n’ai pas besoin de ça. Quand je pense à sa propre histoire avec mon géniteur, je ne vois pas quelle leçon elle pourrait me donner. Quant à ma sœur, elle a déjà assez à faire avec sa petite famille, et je ne m’imagine pas débarquer dans ses jambes avec mes cinquante boîtes de mouchoirs pour pleurer. Plus que quatre jours pour éviter l’hôtel et le garde-meuble. Quel monstre ! Émilie m’a déjà proposé de camper chez elle, mais ça ne pourra pas durer longtemps. Je refuse d’errer d’adresse en adresse, comme une naufragée, seule, témoin des bonheurs et des espoirs de chacun alors que je n’ai plus ni l’un ni l’autre.
Les réverbères de la berge opposée se reflètent sur les flots réguliers du canal. Il fut un temps où je trouvais ce genre d’image jolie. Ce soir, je n’en ai plus rien à faire. Je suis anéantie. J’ai toujours été gentille, j’ai toujours attendu mon tour, on m’a élevée avec l’idée de ne jamais faire de vagues. Il fallait penser aux autres plus qu’à soi. Pour quel résultat ? Je me suis souvent fait avoir. Hugues s’est bien payé ma tête. J’ai gâché des années qui ne reviendront pas. Et je me retrouve là, ce soir, envahie par un sentiment de solitude que je ne croyais possible que dans des films d’auteur suédois.
Je lève la tête pour apercevoir les étoiles. Présenté ainsi, le mouvement pourrait paraître poétique mais en fait, je pense que si j’incline mon visage en arrière, c’est surtout pour ne pas que les larmes coulent trop vite. J’en suis remplie et si je me penche en avant, même un peu, elles vont se déverser comme une cascade et faire déborder le canal. Alors je regarde les astres, dont je me fiche éperdument.
Et c’est alors que je reçois un second message que la vie m’envoie : il n’est jamais bon de mépriser les astres. Tandis que j’ai les yeux levés vers le ciel nocturne, je ne sais pas comment je m’y prends mais je m’emmêle les pinceaux. Je perds l’équilibre ! Je vous avais bien dit que j’étais au bord du gouffre : eh bien ça y est, c’est le grand saut, l’ultime déripette. Et mon vol plané s’achève dans un gros plouf pendant que je pousse un cri ridicule ! Toute ma chienne de vie résumée en deux bruits. Comme une quiche, je viens de tomber dans le canal. Je dédie ce pathétique gadin à toutes celles qui ont été larguées, bafouées, trahies, et qui comme moi n’y croient plus.