Fin janvier, je ne pouvais pas m’attendre à trouver l’eau tiède, et cela se confirme vite : elle est glacée. Deux degrés de moins et il y aurait eu en plus de la glace à la surface. Je me serais pété les dents en prime ! Je hoquette. Je bois la tasse. On dirait un peu le potage de mémé Valentine. D’habitude, je nage plutôt bien mais là, avec le manteau qui m’entrave et l’effet de surprise, je me débrouille comme un lévrier afghan dans les grandes marées. Dans la panique, j’ai lâché mon sac. Quelle abrutie ! Soudain, j’entends un deuxième plouf. Quelle horreur ! Malgré moi, j’ai déclenché une vague de suicides collectifs sans précédent. Une autre femme trahie ? Mais dans quel monde vivons-nous ? À ce rythme, le canal va vite être rempli de malheureuses à qui la vie a joué de sales tours. Mais non, suis-je bête ! C’est certainement le jeune homme qui, pour impressionner sa petite amie, a sauté pour me porter secours. Génial ! On est quand même une chouette espèce ! Ce genre d’élan me bouleverse, c’est trop beau. En attendant, mon manteau gorgé d’eau pèse deux tonnes et j’ai du mal à bouger les bras. Je me tourne pour accueillir mon sauveur… Mais quoi ? Je ne comprends pas : je le vois sur la berge, avec sa copine. Je crois qu’ils rigolent. Espèce pourrie ! Alors, c’était quoi ce bruit d’éclaboussures ? Un mec qui profite de la nuit pour se débarrasser de sa vieille machine à laver ? Des mafieux qui balancent un cadavre ? Une météorite ? Je cherche à voir, mais je ne distingue rien. Ça y est, je sais : c’est mon ami imaginaire qui a sauté avec moi dans un touchant témoignage de solidarité ! Mais étant imaginaire, il ne devrait pas faire plouf… Je débloque vraiment.
Tout à coup, entre deux brasses désordonnées, j’aperçois un autre nageur dans l’eau. Mais pourquoi regagne-t-il déjà la berge alors qu’il ne m’a pas sauvée ? Et qu’est-ce qu’il tient dans ses mains ? Bon sang, c’est le clodo qui se tire avec mon sac ! Une puissance inconnue surgit des tréfonds de mon âme damnée. Je deviens instantanément folle de rage. Je suffoque, je crache, mais je me mets à nager comme une championne olympique. Ma fureur me propulse. Un vrai hors-bord. J’en ai plus qu’assez des mecs ! Quel que soit votre état, ils s’arrangent toujours pour en tirer profit sans aucun scrupule. Vous êtes mignonne : ils vous draguent. Vous êtes à demi noyée : ils vous pillent ! Comme dans le cochon, tout est bon !
Le SDF est remonté sur le quai. Je ne suis pas loin derrière. Je m’accroche aux pierres et me hisse sur le ventre comme un phoque. J’ai perdu une chaussure. Il est en train de fuir, mais je ne lui laisse pas le temps de me distancer. Même en claudiquant, je le rattrape. Je l’empoigne par son blouson et, en poussant un cri de bête, je le projette au sol avec une violence dont je ne me serais jamais crue capable.
— Rendez-moi mon sac tout de suite ! Vous n’avez pas honte ?
— Mais vous vouliez mourir ! Qu’est-ce que vous en avez encore à foutre de votre sac ?
Je suis sciée.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je voulais mourir ?
— Quand on tire une tête comme la vôtre et qu’on se balance dans le canal, c’est pas pour aller acheter des fraises !
— J’étais déprimée et j’ai glissé.
— Parle à mon cul, ma tête a des verrues !
Je crois qu’il vient de voir l’éclair meurtrier passer dans mon regard, parce qu’il se protège le visage avec ses mains. Mais ça n’est pas suffisant. On dit qu’il ne faut pas frapper un homme à terre mais ce soir, je n’ai plus rien à faire de ce qu’on dit. Je me penche sur lui et je lui colle une grande baffe, puis une autre, et encore une autre. C’est mal, mais ça fait du bien.
Il a depuis longtemps lâché mon sac. Mais s’il croit qu’il va s’en sortir aussi facilement… Je me mets à hurler de toutes mes forces :
— J’en ai ras le bol des mecs. Vous me gonflez ! J’en ai plus qu’assez de vos coups foireux ! C’est votre tour de souffrir !
Les petits jeunes s’enfuient en courant. La folle en perdition se bat avec un clodo. Sûrement une bagarre de pochtrons… C’est pas juste, j’ai rien bu. Ma voix résonne dans tout le quartier. Et là, trempée, titubante, épuisée, je prends une décision sur laquelle je jure de ne jamais revenir : je ne vais plus rien leur passer. On remet les compteurs à zéro. On renverse la vapeur. Je vais faire payer ce fumier de Hugues. Chaque joueur doit vous donner mille baffes. Je vais me venger de tout. Puisque aucun bonheur ne descendra d’un ciel illusoire, je suis prête à aller chercher le peu qui me revient jusqu’au fond des enfers. La gentille Marie est morte, noyée dans ce canal. C’est la méchante Marie qui en est ressortie. Elle est mal coiffée et en plus, elle n’a qu’une chaussure. À partir de maintenant, je renvoie les ascenseurs et je rends la monnaie de toutes les pièces. Les chiens de ma chienne sont nés et il y en aura pour tout le monde. La vengeance est un plat qui se mange froid et je suis surgelée. La rage m’étouffe, la haine me consume.
2
— Ben Marie, qu’est-ce que t’as ? T’en fais une tête…
Ce serait plutôt « bain-Marie » étant donné ma mésaventure d’hier soir. Pétula est le premier humain qui m’adresse la parole depuis mon plongeon dans le canal. Je ne suis pas convaincue que ce soit une chance. Pétula est la standardiste de l’entreprise où je travaille. Avec une grâce infinie, elle se lève de sa chaise qui couine pour voir par-dessus le comptoir d’accueil si j’ai l’air aussi lamentable en bas qu’en haut. J’ai pourtant fait tout ce que j’ai pu pour m’arranger, je le jure. Sans aucune gêne, avec la candeur de ceux qui vivent dans leur monde, elle me détaille de la tête aux pieds et se rassoit sans un mot, mais avec une moue qui en dit long sur mon apparence. Après quoi, elle pivote et se replonge dans la contemplation de son écran d’ordinateur comme si je n’existais plus. Elle est là, tranquille, à consulter ses messages. Elle m’a oubliée. Elle est passée à autre chose. Un vrai poisson rouge.
Je m’approche du comptoir en espérant qu’elle va remarquer que je suis toujours là et se dire qu’il doit y avoir une raison, mais non. Elle pianote pour répondre à ses mails. Je sais bien qu’elle fait ce job en attendant mieux mais quand même… La vraie vie de Pétula, c’est la danse. Elle en fait le jour, la nuit, et rêve de devenir une étoile. D’ailleurs, il y a deux mois, elle répétait la chorégraphie du Lac des cygnes dans le hall, et alors qu’elle s’entraînait à faire la toupie pendant que le téléphone sonnait dans le vide, elle s’est fracassé le poignet contre le portemanteau. À tous les coups, elle va demander à ce que l’on agrandisse le hall, qu’on lui installe un parquet, des grands miroirs et une barre de danse. Comme ça, dans un an, pour entrer dans la société, il faudra traverser la scène de l’opéra. Tant que l’on ne nous oblige pas à mettre un tutu… Pourquoi je pense à ça alors que j’ai le moral à zéro ?
— Pétula, excuse-moi…
Elle sursaute. Sa queue-de-cheval semble montée sur ressort.
— Bonjour Marie !
Elle lève les yeux vers moi et se fige soudain.
— Alors ça, c’est trop bizarre ! T’es habillée exactement comme hier. C’est dingue, on dirait que t’as pas bougé d’ici depuis vingt-quatre heures !