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Je suis sciée. Ça fait deux fois que je suis sciée en moins de douze heures. Je vais finir en bûchettes. Une belle flambée avec la Marie sciée. Ce n’est pas grave, de toute façon je souhaite être incinérée. En attendant, elle me fait un peu peur, Pétula. Ça doit être toutes ces pirouettes sur elle-même. La force centrifuge a dû lui plaquer tous les neurones contre les os du crâne, juste sous les cheveux. Je décide de faire comme si de rien n’était et j’en viens au fait :

— Bonjour Pétula. J’ai perdu mon badge, est-ce que tu pourrais m’en donner un de la réserve ?

— Il va falloir que je remplisse la fiche justificative. Est-ce que tu sais où tu l’as égaré ?

— T’as qu’à mettre qu’il est au fond du canal, ou que le clodo l’a gardé, ou que le chien qui m’a coursée après l’a bouffé.

Elle rigole. Elle croit que je blague. Si seulement ça pouvait être vrai… Elle me fait un clin d’œil :

— T’inquiète pas, je vais écrire qu’il est tombé dans la rue. Pas de problème. C’est ce que je mets à chaque fois, sauf pour Pierre quand sa maison a brûlé… J’ai mis qu’il avait fondu.

Elle ouvre un tiroir et en sort un badge neuf.

— Il faudra mettre ta photo.

— Avec la tête que j’ai en ce moment, je crois que je vais plutôt faire un dessin.

Je m’apprête à quitter le hall. Si j’étais en forme, j’aurais bien tenté de le faire sur les pointes, avec les bras arrondis au-dessus de la tête. Pétula rebondit à nouveau :

— Ah, Marie, j’allais oublier ! Super méga important : M. Deblais t’attend dans son bureau !

Je ne suis plus à une catastrophe près. Le chef m’attend la seule fois où j’arrive une demi-heure en retard… Toute l’histoire de ma vie : c’est ainsi depuis l’école : sage comme une image pendant des semaines et personne ne le remarque, mais le jour où je fais la grimace du siècle ou que je sors la vanne qui doit rester confidentielle, comme par miracle, les rideaux s’écartent, les projecteurs s’allument, les micros sont ouverts et je suis en direct devant dix millions de spectateurs ! Le bonheur m’a peut-être quittée, mais Dieu merci, la poisse, elle, ne m’a jamais lâchée. La preuve ce matin. Il ne me manquait plus que ce fourbe de Deblais pour mal commencer la journée.

Un livreur débarque dans le hall. Après un bonjour machinal, il empile directement ses caisses dans l’entrée. Pétula s’énerve :

— Enfin, ne les mettez pas là ! Si quelqu’un veut faire des étirements, il risque de se blesser !

3

J’espère que Deblais ne va pas me chercher des poux dans la tête parce que étant donné l’état dans lequel je suis, je risque de mal supporter ses petites manœuvres.

J’ai peine à croire que ça fait déjà dix ans que je travaille ici. Le décor a bien changé. Je remonte le couloir entre les bureaux. Les portes sont fermées mais, à travers les cloisons vitrées, on voit tout ce qui s’y passe. Je salue les collègues, au moins ceux qui me remarquent. Je m’arrête devant l’antre d’Émilie. Elle est au téléphone, mais j’ouvre et je passe la tête. Elle me sourit franchement tout en poursuivant en anglais avec son interlocuteur. Sans que son ton affable ne la trahisse, elle désigne le combiné en levant les yeux au ciel. Je lui montre le fond du couloir en articulant sans faire de bruit :

— Deblais veut me voir.

Puis je place mes mains autour de mon cou pour faire semblant de m’étrangler. Elle rigole à moitié et me fait signe que l’on se verra ensuite.

Émilie est comme une sœur pour moi. Elle est une chance dans ma vie. Je n’ai jamais connu une telle complicité, avec aucune copine. On a l’impression de se connaître depuis la maternelle. Je crois que si elle démissionnait, je n’aurais plus le cœur à venir travailler ici, surtout en ce moment. On a intégré Dormex à quelques mois d’écart. À l’époque, l’entreprise comptait plus de trois cents employés. En ce temps-là, les matelas de luxe que nous vendions étaient fabriqués dans l’usine juste derrière. Il y avait du monde, les bureaux étaient peut-être vieillots mais aucune porte n’était jamais fermée. Une vraie ruche, un esprit de famille, le ballet des camions dehors, le roulement des machines dans l’usine et, ici, les téléphones qui sonnaient et les voix qui se répondaient. Les ouvriers mettaient l’ambiance et on était fiers de notre travail. Les meilleurs hôtels du monde et les particuliers exigeants nous commandaient nos petits nids douillets garnis, cousus et préparés à la main. La reine d’Angleterre elle-même dormait sur un de nos matelas ! Ils étaient réputés dans le monde entier. On était la référence, un des fleurons du savoir-faire français dont certaines techniques remontaient à la Renaissance. On proposait des modèles à ressorts, en mousse, en latex alvéolé, et pour les plus luxueux, doublés de laine mohair ou d’alpaga. Tout était conçu, développé, fabriqué et expédié d’ici, partout dans le monde. À l’époque, la devise de la maison était : « Confiez-nous vos nuits pour mieux savourer votre vie. »

À mes débuts, avec Émilie, on allait voir les adresses sur les caisses d’export, et la lecture des étiquettes nous faisait voyager. New York, les Émirats, Hong Kong, l’Afrique du Sud, les palais d’Orient, et même des îles privées perdues dans le Pacifique… Quelques années plus tard, les patrons devenus trop vieux ont vendu à des actionnaires qui ont décidé de privilégier la rentabilité, et donc de délocaliser. Les couturières d’Asie sont moins chères, les matières premières que l’on trouve là-bas aussi. Aujourd’hui, la gamme est réduite de moitié, la concurrence s’est engouffrée sur un créneau que les nouveaux gestionnaires n’ont pas su protéger en privilégiant la qualité, et nous ne sommes plus que vingt-six salariés. Les bureaux ont été refaits, tout est plus lumineux, plus clinquant, il y a des vitres partout, plus aucune intimité — sans doute parce qu’il n’y a plus de confiance. Malgré les beaux discours, nous ne sommes plus une équipe, mais des employés. Pour les « anciens », ceux qui ont connu l’autre façon de travailler, c’est dur. On se sent comme une tribu d’ours polaires à la dérive sur un bout de banquise qui fond un peu plus tous les jours. Et certains allument des feux pour accélérer la fonte… On en a oublié pourquoi on travaillait. Fini la fierté. On nous a retiré notre but, notre plaisir d’accomplir. Aujourd’hui, pour nous, la devise serait plutôt : « Confiez-nous votre vie et nous en ferons des préavis… »

À mon entrée dans la société, j’ai été embauchée au service social. En ce temps qui paraît si lointain même s’il ne remonte pas à deux siècles, cela voulait dire gérer les gens, les aider à mieux faire leur travail tout en les accompagnant quand un événement les touchait dans leur vie. Une naissance, un départ à la retraite, un divorce, une maladie, une formation… On était là. Pas d’absentéisme abusif de leur part et une authentique bienveillance de celle des patrons. Une équipe, je vous dis. Je savais tout de l’existence des employés, de leurs petits soucis ou de leurs joies. On se parlait franchement. Je faisais de la gestion des ressources humaines, j’étais le lien entre la direction et l’opérationnel, dans les deux sens. M. Memnec, l’ancien patron, disait que j’étais une infirmière sans pansements, une trousse des premiers secours de l’âme. J’adorais ça. Aujourd’hui, de dérives en réductions de budgets et d’effectifs, je suis devenue le bras télécommandé de la direction. On me charge d’annoncer les plans sociaux, de gérer les départs rarement volontaires. C’est épouvantable. La partie usine a été réaménagée en centre d’affaires que l’on loue à d’autres petites sociétés dont on ne comprend même pas la fonction : un loueur d’espace virtuel, une agence de relooking, un négociant en biens d’occasion — chez qui des gens ruinés viennent vendre le peu qu’il leur reste contre des miettes de cash — et je ne sais plus quoi d’autre. Pourquoi ce n’est pas eux que l’on délocalise, et tant qu’à faire sur Pluton ?