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Je passe rapidement dans mon bureau pour y déposer mes affaires. C’est le dernier avant l’open space. Je ne sais pas combien de temps je vais le garder face à cet aménagement qui grignote les espaces privés comme le désert gagne sur la prairie. Nous ne sommes plus que huit à avoir droit à notre propre pièce, les autres sont réunis sur « le plateau ». Au début, on trouvait ça bien parce que ça faisait convivial, ça évoquait les films américains, vous savez, ces salles de rédaction d’où jaillit toujours la vérité face aux scandales. Au bout de deux semaines, tout le monde a bien compris le fossé qui sépare le cinéma de la réalité. On est les uns sur les autres, plus possible d’être au calme. Ceux qui y travaillent ont même interdiction de se parler d’un bureau à l’autre. Ils doivent s’envoyer des mails pour communiquer. Un miracle de technologie et d’intelligence au service de la productivité. Deux mille ans d’Histoire pour apprendre à ne plus se parler en face, ce qui permet en outre à la direction d’avoir un regard sur chaque échange… Encore une idée de Deblais et de son infâme sbire, Notelho. Et c’est à moi que l’on a demandé d’annoncer ça, au nom du progrès social. Situé tout au bout du bureau paysager, dans son aquarium, Deblais domine et surveille avec, dans le mirador voisin, son fidèle adjoint. Deblais et Notelho forment le tandem infernal. Au début, sans doute à cause d’un léger accent brésilien, on trouvait le sous-chef sympathique. Nous nous sommes vite rendu compte que, malgré l’image glamour dont bénéficient les Brésiliens chez nous, ils ne sont pas tous charmants. Ou alors on a hérité du seul pourri de ce beau pays. Lui et Deblais sont exactement sur la même longueur d’onde. On dirait qu’ils adorent se surprendre l’un l’autre en trouvant l’idée la plus inhumaine en premier. C’est Notelho qui a eu celle de supprimer la cloison qui isolait la machine à café, comme ça, même pendant les pauses, on voit qui parle avec qui ou qui a encore assez d’énergie pour rire…

Je traverse la zone en faisant discrètement signe à ceux dont je suis proche : Valérie, Florence, Malika et quelques autres. Elles osent à peine me répondre. Étant donné l’ambiance, on ne doit pas être loin de l’atelier de travail des condamnés d’Alcatraz. Le seul qui brise la règle et me dit franchement bonjour, c’est Florent, le stagiaire marketing. C’est moi qui l’ai recruté. Toutes les filles ont craqué sur son sourire et ses vingt ans. La découverte des abdos qu’il exhibe chaque fois que c’est possible n’a calmé personne, surtout pas l’adjoint du service design, Lionel… Et voilà mon stagiaire qui me sourit de toutes ses dents, avec la reconnaissance du nouveau à qui l’on a donné sa chance. Il apporte une vraie fraîcheur. Comme un jeune chien, il court sur toutes les balles. Il n’est là que depuis une semaine. Il n’a pas encore pris le pli, il est toujours vivant.

J’arrive devant le bureau de Deblais mais il ne m’a pas encore repérée. Par contre, je sais déjà que son vil comparse m’a détectée. Il m’a jeté un de ses sales petits regards en coin. Il aurait sans doute pu être ami avec ce faux-jeton de Hugues. Je les imagine très bien boire un verre ensemble, en dénigrant tout et tout le monde, installés dans mon canapé.

Au moment où je frappe à la porte de Deblais, je le vois qui, visiblement surpris, range précipitamment un dossier bleu. Pas de bol, mon grand, les vitres sont transparentes dans les deux sens ! Nous aussi on peut voir ce que tu fabriques ! Je le déteste. Il est cachottier, hautain, capable d’affirmer tout et son contraire suivant son intérêt de l’instant. Son plus grand talent professionnel consiste à faire faire son boulot par les autres, en s’en attribuant les mérites si ça marche. Et pour compléter le tableau, il faut savoir que sa femme et ses deux enfants ne l’empêchent pas de tourner autour des filles du service. Ce type, on dirait vraiment qu’il a fait une analyse exhaustive de tout ce qui fait un mauvais patron et qu’il s’emploie à en devenir la caricature. Il me dégoûte. C’était le cas même avant que je sois en rogne contre les hommes.

— Entrez !

À peine suis-je dans son bocal que, sans même me regarder, il me tend un dossier — pas le bleu — et marmonne :

— Vous êtes gentille, vous me faites une copie de ça.

Pour bien me faire comprendre qu’il a remarqué que j’étais en retard, il consulte ostensiblement sa montre.

— Et puis vous serez mignonne, ajoute-t-il, vous irez ensuite voir les gars du service qualité pour leur rappeler notre réunion prévue demain matin. Ils ne décrochent même pas leur téléphone. Je ne les supporte plus. Mais cette fois, je veux qu’ils viennent. J’ai des informations importantes à communiquer et tout le monde doit être là, sans exception.

Il me tend une copie de la feuille de convocation affichée dans l’entrée de la société.

— Donnez-leur ça, ils n’auront plus d’excuse pour ne pas venir. Soyez claire et ferme. De toute façon, il est entendu que s’ils sont encore absents, je vous en tiendrai pour personnellement responsable.

Je me mords les lèvres pour ne pas lui dire d’aller porter le message lui-même. J’essaye d’apercevoir le dossier bleu. Quelques feuilles dépassent, mais pas assez pour identifier ce qu’il contient. Deblais croise mon regard et pose son coude sur le mystérieux document.

— Allez, Marie, faites mes photocopies et dépêchez-vous d’aller voir les énergumènes. Vous avez assez perdu de temps comme ça.

Un jour, celui-là, je vais me l’encadrer façon toile de maître, avec les dorures et tout le musée autour.

4

Aller au service qualité, c’est faire un voyage dans le temps. J’aime bien leur rendre visite, même si cela réveille toujours une vraie nostalgie parce qu’ils sont le seul secteur de l’entreprise à n’avoir ni déménagé, ni changé. Depuis la création de l’usine, ils sont installés dans une aile séparée qui a échappé aux travaux de modernisation et à la mise en location. Une entrée à part, à l’écart. Une sorte de faille spatiotemporelle. À l’arrière, sur la rue, ils ont bien sûr une grande baie de déchargement pour les livraisons, mais quand on vient des bureaux, l’accès est une simple entrée de service au fond de la cour, dans un mur de brique rouge. Le battant métallique aux rivets rouillés grince. Une fois à l’intérieur, on marche sur un sol de béton brut usé par la trajectoire répétée des roues des chariots qui autrefois allaient et venaient sans discontinuer. La petite planche qui permettait de passer le pas de porte en roulant est toujours posée dans le coin, sans doute depuis des décennies. Les murs crépis sont d’un jaune comme on en voyait avant dans les gymnases et les halls des vieux immeubles. Un autre monde, à la fois rassurant parce que inchangé mais aussi douloureux parce qu’il révèle à lui seul tout ce qui n’est plus.

J’avance. Il fait sombre, la faible lueur des ampoules ne parvient pas à chasser complètement l’espèce de pénombre qui fait elle aussi partie des lieux depuis toujours. À mesure que mes yeux s’habituent, j’ai la sensation chaque fois renouvelée de découvrir une étrange caverne d’Ali Baba : des rayonnages qui montent jusqu’au sommet du hangar, remplis de caisses, de matelas — le peu de stock encore maintenu sur place —, les allées parallèles numérotées en enfilade, des panneaux portant des signes et des codes. Je ne croise ni n’entends personne. Il faut dire qu’ils ne sont plus que trois à faire fonctionner l’endroit. Ils gèrent les rares expéditions, mais surtout réceptionnent les mousses et les ressorts fabriqués dans les pays de l’Est pour vérifier leur conformité à notre cahier des charges. Un peu plus loin, dans un espace aménagé entre les rayonnages, trois matelas sont posés sur de grands chevalets sous de puissants projecteurs, comme des œuvres d’art pour une expertise. Le parfum du métal et du carton flotte dans l’air, avec au second plan une fragrance plus légère, peut-être la laine, sans doute la mousse de latex. Le mélange sent presque aussi bon qu’un gâteau.