L’heure tourne et je n’arrive toujours pas à lui parler. Plus le temps passe et moins je m’en sens capable. Le point positif est qu’il n’a pas l’air pressé de partir. Le gros point négatif est que je suis dotée d’un courage de lapin nain. Je suis minable. Dans les brumes de mon esprit torturé, j’entrevois les visages d’Émilie et de Sandro qui me hantent comme des spectres : « Dis-lui ce que tu ressens ! », « Parle-lui, pauvre nouille ! » Je suis certaine que vous avez réussi à attribuer à chacun des deux sa citation. Malheureusement, depuis ma mésaventure dans le train fantôme, les esprits ne m’effraient plus assez pour surmonter ma lâcheté.
Je vois se profiler le moment où il va repartir, comme un collègue, comme un excellent ami, mais pas comme celui que je rêve de le voir devenir. Il faut un miracle, une intervention divine. Là, sur le mur de la cuisine, un Dieu miséricordieux écrirait en lettres de feu : « Alexandre, prends cette femme pour épouse. Chéris-la, protège-la et laisse-la s’acheter des chaussures aussi souvent qu’elle veut ! Telle est ma volonté. » Et un coup de tonnerre pour faire sérieux. Oui, mesdames et messieurs, les dieux mettent des coups de tonnerre à la fin de leurs phrases, comme nous des points.
Il est vrai que les lettres de feu vont faire des dégâts sur le mur, mais on n’est plus à ça près puisqu’on a déjà fait des trous !
Il s’est levé. Il m’a aidée à ranger. J’ai fait le maximum pour traîner. Je lui ai parlé de tout ce qui me passait par la tête. On se connaît assez pour que vous sachiez que dans mon crâne, contrairement aux carrefours la nuit, il y a du passage ! Il a dû me prendre pour une aliénée étant donné les questions que je lui ai posées pour grappiller quelques précieuses secondes. Je suis allée jusqu’à lui parler de sa grosse chignole qui tape fort… J’espère qu’Émilie n’aura jamais accès aux enregistrements de cette conversation, sinon je vais traîner ça comme un boulet jusqu’à la fin de mes jours. Je rigole, mais ce n’est pas en tenant ces propos incohérents que j’ai une chance de lui faire comprendre ce que j’éprouve pour lui. J’ai envie d’avoir des heures à perdre, rien que pour le regarder. J’ai envie de me tromper en sachant qu’il m’aidera. J’ai envie de tout lui donner. J’ai aussi envie de lui arracher ses vêtements. Mais je suis là, à le regarder enfiler son blouson pendant que je lui propose d’emporter ce qui reste de nourriture parce que je n’ai pas envie de tenir un siège toute seule.
— Non merci, Marie, c’est adorable, mais je mange rarement chez moi.
Il m’embrasse. Sa joue pique légèrement. Je sens sa chaleur. Il va partir avec la mienne.
Je me déteste. Je suis responsable de tout ce qui m’arrive. Désormais, je m’interdis de me plaindre. Je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même, et c’est ce que je suis en train de faire. Je vais simplement attendre qu’il soit parti pour me balancer un bon coup de poing en pleine figure. Ensuite, je vais m’insulter et me jeter sur moi de colère. Moi et moi, on va se battre. On va rouler par terre. On va casser quelque chose.
Il ouvre la porte. Il est trop tard. Soudain, il se penche et ramasse quelque chose sur mon paillasson.
— Tiens, c’est sûrement pour toi, ton nom est marqué dessus.
Le sort est contre moi. Le monde entier est contre moi. Là-haut, il y en a un qui a fait une petite poupée à mon effigie et qui n’arrête pas de me planter des aiguilles dans les fesses.
Je prends l’enveloppe qu’il me tend en essayant de masquer tous les sentiments qui m’assaillent.
— À demain, Marie. Encore merci pour le dîner, c’était sympa.
— Merci à toi. Pour l’étagère, pour ta présence…
Il descend déjà l’escalier. Je dévore des yeux ce que j’aperçois encore de lui, ses épaules, ses cheveux, comme les miettes d’un bonheur qui s’enfuit. Il me faudra ces minuscules fragments pour survivre.
Je referme la porte, le cœur gros. Je m’y adosse. Je contemple l’enveloppe en soupirant. L’agacement est plus fort que la curiosité. Je ne voulais pas la recevoir, pas ce soir, pas quand Alexandre était là. Quelle est d’ailleurs la raison de cette nouvelle lettre ? Qu’a-t-il encore à me dire ? Il veut changer l’adresse du rendez-vous parce qu’il a vu le prix des menus ? On va finir à La Joyeuse Boulette de mie, le resto qui détient le record d’intoxications alimentaires dans la région ? Pas question d’y mettre les pieds.
J’ouvre, mais franchement, il va en falloir beaucoup pour me surprendre.
72
« Douce Marie,
« Désolé de te déranger alors que tu ne m’attendais pas. Nous n’allons pas dîner ensemble vendredi. Ce n’est plus la peine. Tu m’as enfin remarqué. J’en suis heureux. J’ai espéré que tu me parles ce soir, mais je me doutais que ta timidité allait t’en empêcher, voilà pourquoi j’ai écrit cette lettre avant de venir. Tu ne t’en souviens pas mais nous nous sommes déjà rencontrés. C’était un 13 mars… Tu faisais tes études, en troisième année, et on t’avait collé un première année à parrainer. J’ai tout de suite vu que tu ne voulais pas, que tu avais autre chose à faire, mais de tous les copains, c’est moi qui ai eu le plus de chance parce que tu t’es malgré tout très bien occupée de moi. À l’époque, j’étais plus petit et tout le monde m’appelait Alex. Tu m’as oublié, pas moi. Lorsque, l’année dernière, j’ai postulé pour la place chez Dormex, je t’ai reconnue dès ma première visite. Pas toi. Je n’y ai pas vu un joli hasard, mais un magnifique signe du destin. Tu n’étais plus une jeune fille mais une très belle femme. J’ai pris le poste. J’ai mis ma période d’essai à profit pour en apprendre plus à ton sujet. J’ai découvert que ton couple battait de l’aile, je n’en suis pas fier mais je m’en suis réjoui. Kévin et Sandro ont été des alliés précieux dans mes investigations. Tu les aurais vus hier, lorsque tu venais de m’inviter. Ils étaient comme des fous ! J’ai encore beaucoup de choses à te raconter. J’espère que tu as lu ces mots rapidement parce que même si je marche lentement pour sortir de ta résidence, il va falloir que tu cavales pour me rattraper. Mais prends ton temps. J’attendrai jusqu’à ce que le concierge me jette dehors. Je te dois bien ça.
« Signé : Qui tu sais… (enfin, j’espère !) »
« PS : Cette lettre étant écrite avant, je n’ai pas la moindre idée de ce que tu vas me servir comme plan foireux avec ton histoire d’étagère, mais je redoute le pire.
« Si tu es gentille, je te raconterai comment je fais semblant de ramasser une lettre par terre alors que je la sors de ma poche intérieure. Et maintenant dépêche-toi, je t’attends. »
La dernière fois que j’ai couru aussi vite après un homme, c’était après un clodo. Il m’avait volé mon sac. Celui de ce soir m’a volé mon cœur avant que j’aie eu le courage de le lui donner. Tant mieux.
73
On a beau vanter les mérites de l’aventure, des surprises et des sauts dans le vide, c’est aussi parfois très bien lorsque les choses ressemblent à ce que vous imaginiez.