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« Tu es fou, Paul ! lui dit-il. Les livres t’ont rendu fou !

– Tu te trompes, noble Festus, je ne suis pas fou. Au contraire, je prononce des paroles de vérité et de bon sens. »

On le flagelle, on l’emprisonne, on l’embarque à bord d’une galère afin de le conduire, sous la garde du centurion Julius, à Rome où l’empereur le jugera en tant que citoyen romain.

C’est Néron qui règne alors sur l’Empire.

Et Prochoros, dans la grotte de l’Apocalypse, écrit sous la dictée de Jean :

« J’ai vu et entendu un aigle voler au zénith et dire à grande voix : “Malheur, malheur, malheur aux habitants de la terre !” »

15

« Malheur, malheur, malheur aux habitants de la terre ! », car Rome, la Grande Prostituée, la Babylone maléfique et corrompue, brûle six jours et sept nuits durant.

Les flammes courent du Palatin au Vélabre, gravissent les collines, et les ruelles sont devenues des torrents de feu.

Néron contemple l’incendie.

Et Jean dicte à Prochoros :

« Que l’intelligent calcule le chiffre de la Bête, car c’est un chiffre d’homme, et ce chiffre est 666. »

Traçant César-Néron en caractères hébreux, Prochoros sait que la somme des valeurs numériques est bien 666.

Les chiens dévorent hommes, femmes et enfants, cependant que Néron cherche à détourner les accusations d’incendiaire que certains, dans la foule affolée, profèrent contre lui.

Qu’on tue les chrétiens ! Qu’on les désigne comme coupables, qu’on les livre aux animaux féroces, aux chiens affamés, qu’on les crucifie, qu’on les brûle !

Pierre a été crucifié, tête en bas, parce qu’il a tenu ainsi à montrer qu’il n’était rien qu’un apôtre dévoué à Dieu, mais ne pouvant connaître le même sort que le Christ, crucifié la tête levée vers le ciel. Jean se cache, dit-on, avant de gagner Éphèse. Paul va être livré au bourreau qui, par respect dû à un citoyen romain, lui tranchera la tête, lui épargnant la crucifixion, supplice réservé aux esclaves et aux criminels sujets de Rome.

Ils sont des milliers de chrétiens à être jetés dans l’arène, cousus dans des peaux de bêtes afin d’exciter la rage des chiens.

D’autres sont crucifiés, enduits de résine, puis leurs corps et les croix enflammés servent à illuminer les jardins de Néron dans lesquels la foule se presse.

« Malheur, malheur, malheur aux habitants de la terre ! »

Pierre est mort, Paul est mort, Jean survit.

Pourquoi Dieu choisit-Il celui-ci de préférence à celui-là ?

Pourquoi Marie, ma fille, s’est-elle tranché les poignets et la gorge ?

Pourquoi Dieu n’a-t-Il pas retenu cette main armée ?

Quelle faute Marie avait-elle commise ?

Est-elle morte pour moi, détournant la colère de Dieu qui allait me frapper, ou bien sa mort et ma douleur sont-elles mon châtiment ?

La mort de Marie est-elle une victoire du Diable ?

Des années se sont écoulées depuis l’incendie de Rome. L’empereur Domitien a succédé à Néron et c’est la quatorzième année de son règne.

Je marche aux côtés de Prochoros et de Jean. Nous sommes enchaînés à d’autres chrétiens arrêtés dans toutes les villes romaines de Mysie, de Lydie, d’Asie, de Galatie et de Cappadoce. Les procurateurs ont obéi aux ordres de Domitien. Nous partons en exil et les légionnaires qui nous entourent tuent tous ceux, femmes, enfants ou vieillards, qui ne peuvent suivre l’allure de la marche. Le centurion les frappe, puis, d’un signe adressé à l’un de ses soldats, donne l’ordre d’égorger le traînard. Les vautours escortent notre colonne ; dans un grand battement d’ailes, ils fondent sur les corps encore pantelants.

Arrivés sur les quais du port d’Éphèse, nous ne sommes plus que des ombres. On nous pousse, on nous jette sur un navire qui doit nous conduire au bagne impérial de Patmos.

C’est là, dans une grotte de cette île, que Jean commence à dicter à Prochoros son Apocalypse.

« Moi, Jean, votre frère, votre compagnon d’affliction, de règne et de résistance en Jésus, j’ai été dans l’île de Patmos à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus que je portais.

« J’ai entendu derrière moi une grande voix, comme de trompette, qui disait : “Ce que tu vois, écris-le dans un livre et envoie-le aux sept Églises : Éphèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie, Laodicée.”

« Je me suis retourné pour voir cette voix qui me parlait et, retourné, j’ai vu sept lampes d’or.

« Et, au milieu des lampes, une sorte de fils d’homme revêtu jusqu’aux pieds, ceint à hauteur de poitrine d’une ceinture d’or, blanc de tête et de cheveux à l’instar d’une laine blanche comme neige, ses yeux comme une flamme de feu, ses pieds pareils à des bronzes de Liban en ardente fournaise, sa voix comme la voix des grosses eaux, avec sept étoiles dans la main droite et une épée aiguë à deux tranchants sortant de la bouche, et son visage comme brille le soleil dans toute sa force.

« Quand je l’ai vu, je suis tombé comme mort à ses pieds. Il a posé sur moi sa main droite et m’a dit : “Ne crains rien, je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant. J’ai été mort. Et voici, je suis vivant dans les âges des âges, et j’ai les clés de la Mort et de l’Hadès…” »

16

Ces versets de l’Apocalypse de Jean sont devenus mes prières quotidiennes.

Je les murmure tout en déambulant sous les oliviers.

Pour les bergers, les paysans, et même les prêtres des deux monastères voisins de la grotte, je suis le professeur français à l’esprit égaré. On me salue avec compassion, souvent avec crainte. Je suis peut-être possédé par le Diable. Monseigneur Skiathos, un jour, m’a rapporté en souriant que certains prêtres priaient pour m’arracher aux griffes de la Bête, tandis que quelques-uns voulaient plutôt qu’on chasse « Déméter le fou », capable de commettre des sacrilèges dans la chapelle et le cimetière contigus à la bergerie.

J’ai écouté Monseigneur Skiathos, puis écarté les bras en signe d’impuissance ou de fatalisme. Paternel, Skiathos m’a rassuré : « Nous prions pour vous. »

Je n’ai rien changé à mes promenades ni à mes supplications.

Je m’arrête devant l’entrée de la grotte et tente d’imaginer la vie enfouie de Jean et de Prochoros, il y a de cela deux millénaires ; l’effroi qui a dû saisir Jean quand il voyait et entendait Dieu. Puis, en transes, il dictait à Prochoros ses prophéties et racontait ce qu’il venait de vivre, ses visions.

Et Prochoros consignait ses récits.

Je m’éloigne, longe les murs du petit monastère et m’approche à chaque fois de cette niche vide encadrée par des colonnes de marbre.

Un jour de pillage, les vautours turcs ont dû desceller et emporter la statue qui s’y trouvait. Il m’est arrivé de me glisser dans cette niche et d’y demeurer immobile, les yeux fermés, sentant sur mes épaules la pression de la pierre, et d’être ainsi enserré par elle me rassurait.

Le plus souvent, je prie longuement devant cette cavité, ce tombeau vertical, comme si le corps blessé de Marie se dressait devant moi dans ce cercueil de pierre.

J’implore :

« Dieu, notre Père, puisque Tu es vivant dans les âges des âges,

« Puisque Tu as la clé de la Mort et que Tu es le maître de l’invisible Hadès qui règne sur le monde des défunts,

« Dieu, notre Père, Toi qui es l’alpha et l’oméga, la fin et l’origine, prends-moi, conduis-moi aux Enfers, ne me laisse pas vivre avec cette plaie du remords, ce cancer qu’est la perte de ma fille Marie.

« Dieu, notre Père, je veux la rejoindre.

« Jette-moi dans l’étang de feu et de soufre afin que j’y sois tourmenté jour et nuit, dans les âges des âges. »