Je n’ai pas été exaucé et vis donc à Patmos une partie de l’année.
Je me terre dans ma maison, j’écris, lis, médite. Je sais que je mets en scène avec complaisance ma douleur, mon remords, ma culpabilité, et qu’on se moque, qu’on me traite d’égaré.
J’en fais l’aveu, il m’importe peu.
Je m’agenouille devant le portrait de Marie et me perds dans le gouffre de ses yeux.
Cette île est mon origine. Ici, l’Apocalypse m’a terrassé. Chaque jour, ma promenade sous les oliviers est un pèlerinage.
Je vais à Jean, l’écoute, le récite.
Je suis comme Prochoros, son scribe.
L’été, je réunis à Patmos quelques étudiants dont je dirige les recherches.
Louis Veraghen, qui fut mon collègue, se joint à nous. Je le hais et il me fascine. Je me sens lié à lui comme Caïn l’est à Abel. Je le crains et attends sa venue avec impatience, peut-être parce qu’il fouaille mes plaies, que ses ricanements, ses questions me déchirent comme feraient les dents d’une hyène.
Je déteste son avidité, son plaisir de vivre, la manière dont il prend par le bras Claudia Romano ou Rosa Berelowicz, les entraîne en les forçant à se serrer contre lui.
Vue de dos et de loin, sa silhouette est celle d’un jeune homme fluet et agile. Mais je me plais à attendre qu’il se retourne pour constater qu’il n’est qu’une poupée maquillée, ridée, cherchant en vain à faire illusion avec ses cheveux mi-longs, sans doute teints, dont les racines blanches réapparaissent en fin de séjour.
Lorsque, avec affection et non sans un brin de dérision, les étudiants l’appellent le « Vieux », j’ai l’impression qu’il va leur sauter à la gorge. Il les assassine du regard, le corps raidi, et, lui qu’on avait cru jusque-là distrait, il sape en quelques phrases leurs raisonnements, leurs hypothèses, toutes les conclusions d’une année de séminaire.
« Pauvres petits cons ! leur lance-t-il. Vos exposés ne sont que de la boue, de la bave, de la merde ! »
Implacable, il parle jusqu’à ce qu’ils rendent les armes, pantelants, accablés et admiratifs. Et tous lui font allégeance, citent ses travaux, reconnaissent son autorité. Il se rengorge, gonflé de vanité, leur conseille de lire son dernier livre consacré à L’Inépuisable Actualité de la philosophie platonicienne.
Il rit : « Appelez-moi donc le Vieux Platon ! » Et, tendant le bras vers moi, il ajoute : « Laissez tomber notre saint Paul et ses fariboles. Historien chrétien, c’est antinomique : un oxymore ! »
Il clame qu’il est athée, parce qu’être philosophe c’est oser regarder en face le néant, refuser de se perdre dans les labyrinthes de l’exégèse, brûler tous ces textes qui ne sont que des fables perpétuant la superstition.
« L’Apocalypse ? Tout simplement les divagations d’un vaincu, l’écho de la réalité du monde au premier siècle de notre ère. »
Il m’interpelle, me provoque.
« Le concept d’ère chrétienne, dit-il, n’est qu’une mystification, une connerie. Les événements, leur chronologie sont incertains. Et comment accepter le récit des miracles, le délire de la résurrection ? Il faut lire Suétone, Tacite, Sénèque, Marc Aurèle, et non les évangélistes, ces fabulateurs qui écrivent un demi-siècle après la crucifixion du Christ. Qui peut d’ailleurs affirmer qu’il a été crucifié ? Parlez-moi des six mille esclaves cloués entre Capoue et Rome, le long de la Via Appia, pour avoir suivi Spartacus. Lisez Flavius Josèphe et sa Guerre des Juifs. Quand, dans son texte, on découvre le Christ, on a tout lieu de penser qu’un moine faussaire, des siècles après, a introduit sa fable dans le plus grand livre d’histoire du premier siècle… »
D’un geste du bras, Veraghen balaie les Évangiles, l’Apocalypse, les Épîtres, les Actes des Apôtres , l’Ancien Testament : « Avec ces livres-là, on alimente et calme à la fois la folie et l’aveuglement des hommes », résume-t-il.
Lui ne connaît que la guerre des esclaves contre les maîtres, des serfs contre les seigneurs, des ventres creux contre les ventres dorés ou pourris, et la lutte des humains pour s’emparer du monde et domestiquer la nature.
Ces deux guerres-là, dit-il, s’entremêlent et ne cesseront qu’avec la fin de l’homme, à moins que les multitudes ne créent enfin cette Cité du Soleil à laquelle rêvait Tommaso Campanella.
Mais ce moine calabrais a passé la plus longue partie de sa vie en prison, l’Église préfère l’obscurité de la grotte de l’Apocalypse à la lumière solaire.
Veraghen se penche, pose la main sur mon épaule :
« Rome sanctifie Paul de Tarse, continue-t-il, cet homme qui n’a cessé de lapider son prochain : d’abord le chrétien, puis, quand il a changé de camp, le juif resté fidèle à sa foi.
« Un fou de pouvoir, voilà ce qu’est Paul : un révolutionnaire sans scrupule, le Lénine du christianisme, un Romain aussi cynique que César ! »
J’écoute sa voix nasillarde, arrogante, sûre d’elle-même. Assis au milieu du cercle que nous formons, Veraghen soliloque, me provoque, quête des yeux l’approbation des autres, propose que nous évoquions à présent les espérances de tous ces chrétiens persécutés, schismatiques et hérétiques qui voulurent bâtir ici et maintenant la Cité du Soleil, donc ne pas se contenter d’un paradis illusoire, cette drogue du mensonge qu’on inocule depuis l’origine des temps aux pauvres schizophrènes que nous sommes, passant notre vie à fuir la mort alors que nous courons au-devant d’elle.
Veraghen me vole les thèmes que j’ai suggérés il y a longtemps déjà. Il s’en empare, les détourne et les pervertit. Il les réduit à des épisodes de la guerre des classes alors que je découvre en moi, en chacun de nous, la présence du Mal, l’œuvre destructrice de la Bête, cette puissance maléfique qui frappe et se repaît des Justes.
Marie est morte avant d’avoir vécu, et je suis en vie. Voilà le scandale ! La preuve que Satan s’est échappé de l’abîme qu’un ange avait pourtant fermé et scellé.
Et c’était là prophétie du Christ-Dieu.
Jean l’Évangéliste la rapporte dans l’Apocalypse lorsqu’il dicte ce verset à Prochoros :
« À la fin des mille ans, Satan sera délié de sa prison. »
17
Satan, dont Jean, dans l’Apocalypse, dit qu’il est le Dragon, l’antique Serpent, le Diable, celui qu’un ange avait enfermé pour mille ans tout au fond d’un abîme, est à nouveau libre.
Je sais qu’il règne, marque les hommes au front et à la main, vide leurs yeux de toute vie et emplit leur cœur du désir de mort.
Selon Louis Veraghen, j’use ici des mots de la superstition.
Je le fais à dessein parce que je veux être blessé par son rire, ses arguments, ses sarcasmes.
Je ne puis lui répondre qu’il me suffit de contempler le portrait de Marie, d’affronter son visage décharné, son regard fixe, pour savoir que Satan s’est emparé d’elle et l’a torturée, l’armant d’une lame pour qu’elle se tue.
Je laisse Veraghen pérorer, espérant peut-être qu’il réussira, à mon corps défendant, à me convaincre.
Il m’accable, prenant les étudiants à témoin. Il utilise les textes que Claudia Romano a rassemblés pour l’un de nos séminaires consacré aux peurs de l’an mil, quand on attendait la fin des temps. Tous guettaient les signes annonciateurs de l’affrontement entre Dieu et Satan. Tous se réfugiaient, épouvantés, dans les églises pour fuir les esprits mauvais. Un moine, Raoul Glaber, n’avait-il pas vu, une nuit, le Diable se pencher sur sa couche ?
Veraghen rit et entreprend de donner lecture du texte de Raoul Glaber. De mon côté, je repense à ce gouffre peuplé de formes indécises qui s’est ouvert sous mes pieds quand j’ai appris par ma sœur la mort de Marie.
N’est-ce pas aussi incroyable que la description que Glaber donnait du Diable ?