Выбрать главу

Ils marchent vers la Terre sainte, veulent libérer le Saint-Sépulcre conquis par les infidèles. Ils croient que c’est là l’ultime combat entre le Bien et le Mal, les disciples de Dieu et les suppôts du Diable.

Point de pitié pour les mécréants, les juifs, les riches qu’ils rencontrent au long de leur route. Ils pillent, massacrent, enlèvent les jeunes filles, les femmes à leurs époux. Ils violent, ils incendient. Ils arrachent ou brûlent la barbe à ceux qui les ont reçus et hébergés. Ils saccagent les synagogues, mais aussi les palais épiscopaux, les châteaux.

On les avait accueillis comme des fils de Dieu prêts à combattre et à mourir pour Lui. Voici qu’on les maudit, qu’on les fuit et, pour finir, qu’on les égorge.

Cette tourbe, s’écrie Veraghen adossé à ma porte, c’est cela, l’armée du Bien, le peuple de Dieu ?

Il ricane, martèle chaque mot.

Il se met à déclamer des lignes extraites des Mémoires d’outre-tombe que j’avais placées en exergue de l’un de mes livres consacrés aux martyrs chrétiens de Néron.

Les papes, poursuit-il, ne sont que des empereurs mitrés. Les uns et les autres exploitent les hommes et les tuent.

Il me provoque, exige l’avis de l’historien. Il lit avec emphase le texte de Chateaubriand :

« Lorsque, dans le silence de l’abjection, on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère. Tacite est déjà né dans l’Empire. »

Quand vas-tu naître, ou plutôt renaître, Paul Déméter ?

Je baisse la tête, écrase mes oreilles avec mes paumes. Sans fin, j’évoque Dieu et recherche la souffrance en meurtrissant mes genoux contre les dalles, mon front contre le mur. Je veux faire entrer en moi le Verbe, qu’il m’envahisse, comble mon vide.

J’espère, j’attends le moment où je pourrai dire, comme saint Bernard : « Le Verbe est venu en moi… J’ai perçu qu’il était là et me souviens de sa présence… »

Mais comment partager cette révélation, exprimer cette fusion, cet apaisement soudain ?

Une puissance attentive et charitable m’enlace, me pénètre, m’entraîne. Je communie avec elle.

Dieu m’a-t-Il entendu ? Est-ce enfin une mort bienveillante qu’Il m’envoie ?

Je me souviens de cette confession de Bernard :

« Je commence à mourir à chaque fois que meurt l’un des miens. »

Ils sont tous morts et Dieu a laissé le Diable me prendre Marie. Elle aurait pu me donner l’illusion – j’y ai maintes fois succombé – que ma vie allait se prolonger par la sienne, qu’elle féconderait à son tour d’autres vies. Qu’ainsi je resterais un arbre entouré de jeunes pousses, et non un vieux tronc pourri, dressé seul sur la terre déserte avec, au cœur, la nostalgie de la forêt.

Dieu l’a voulu ainsi. Tout s’arrête avec moi. La sève s’est tarie. J’attends le coup de vent ou de hache qui me brisera. Je ne serai plus que sciure infertile.

Veraghen frappe à ma porte, il me défie.

J’ai honte de mon silence, de ma complaisance, de la démesure orgueilleuse de mes pensées.

Alors que je ne suis qu’un grain de poussière.

Saint Bernard dit :

« Élevez-vous par l’humilité. Telle est la voie, il n’y en a pas d’autre. Qui cherche à progresser autrement tombe plus vite qu’il ne monte.

« Seule l’humilité exalte ; seule elle conduit à la vie. »

19

J’ai ouvert à Veraghen.

Il est entré et, comme les étudiants hésitaient à le suivre, je les ai invités à venir s’installer dans la grande pièce.

Ils ont fait mine de ne pas remarquer le portrait de Marie, mais tous, en s’asseyant sur le canapé et dans les fauteuils qui lui font face, l’ont regardée à la dérobée. Même Veraghen est resté un long moment tête baissée comme s’il avait craint d’affronter le visage décharné, le regard vide de Marie.

Ma morte imposait sa loi, nous forçait à chuchoter comme lors d’une cérémonie funèbre, et j’ai eu la tentation de réciter le sermon que saint Bernard prononce après la mort de son frère :

« Pourquoi a-t-il fallu que je te perde au lieu de te devancer ? J’attends l’heure, qui tarde à venir, où je pourrai te suivre partout où tu iras. »

J’ai pris place derrière mon bureau, accoudé à la longue table, les poings soutenant mon menton, tournant le dos à Marie.

J’ai dit : « C’était le 27 novembre 1095, dans la cathédrale de Clermont, en Auvergne. »

Le pape Urbain II s’avance lentement dans la nef où se presse, dans le chatoiement de l’or et de la pourpre, dans le reflet des joyaux et des armes, la foule des évêques et des nobles seigneurs venus de toute la chrétienté : des centaines de cierges illuminent d’une lueur dorée la cathédrale alors que des vitraux tombe une lumière grise.

Urbain dit :

« Bien-aimés frères !

« Il est urgent d’apporter en hâte à vos frères d’Orient l’aide si souvent promise et d’une nécessité si pressante. Turcs et Arabes les ont attaqués et se sont avancés dans le territoire de la Romanie… Si vous les laissez à présent sans résister, alors qu’ils en ont tué et fait captifs un grand nombre, ont détruit les églises, dévasté le royaume, ils vont étendre leur vague plus largement sur beaucoup de fidèles serviteurs de Dieu.

« C’est pourquoi je vous prie et exhorte – non pas moi, mais le Seigneur vous prie et exhorte comme hérauts du Christ, les pauvres comme les riches – de vous hâter de chasser cette vile engeance des régions habitées par nos frères et d’apporter une aide opportune aux adorateurs du Christ… Car une rage barbare a détruit les églises de Dieu en Orient par une malheureuse dévastation ; plus encore, la sainte cité du Christ illustrée par sa Passion et sa Résurrection a été réduite à une intolérable servitude…

« Si ceux qui iront là-bas perdent leur vie pendant le voyage sur terre ou sur mer, ou dans la bataille contre les païens, leurs péchés leur seront remis en cette heure : je l’accorde par le pouvoir de Dieu qui m’a été donné… »

Un moine au corps chétif, mais d’une rare éloquence et de vibrante ferveur, a connaissance de l’appel d’Urbain II. Il vit seul dans les forêts qui entourent la ville d’Amiens, allant d’un village à l’autre, prêchant, et l’on se rassemble autour de ce Pierre l’Ermite qui partage le peu qu’il possède, traite de créatures du Diable les braconniers de chair humaine qui, par ces temps de disette, volent les enfants et se repaissent de leur chair.

On suit Pierre l’Ermite comme s’il recelait quelque chose de divin, on va jusqu’à arracher les poils de son mulet pour les garder comme des reliques.

Quand il se met à exhorter les gueux à s’enrôler dans la grande armée des croisés, tous demandent à lui emboîter le pas.

On voit des pauvres ferrant leurs bœufs à la manière des chevaux, les attelant à des chariots à deux roues sur lesquels ils chargent leurs maigres provisions, leurs femmes et leurs enfants. Chaque fois qu’ils aperçoivent un château ou une cité, ils demandent si ce ne serait pas là cette Jérusalem vers laquelle ils marchent.

Puis le rêve tourne au cauchemar. Le froid mord les âmes et les corps en ces premiers mois de l’année 1096. On doute. Le gel crevasse les doigts et les lèvres, la faim tord le ventre.

Les marcheurs de Dieu qui vont délivrer le Saint-Sépulcre n’ont-ils pas le droit de prendre aux riches, aux juifs, et ces derniers ne sont-ils pas les ennemis du Christ ? Ne sont-ce pas des juifs qui ont jugé et condamné l’Envoyé de Dieu ?