Je me relève. Bernard poursuit :
« Qu’il n’y ait surtout dans ton esprit aucune fraude ! Il faut que le partage soit loyal. À toi, tout ce qui est tien. À Dieu et sans mauvaise foi, ce qui est à Lui.
« Je crois inutile de te persuader que le mal provient de toi et que le bien est l’effet du Seigneur. »
La pente, enfin, se fait moins escarpée. Le parfum entêtant des lauriers se mêle à celui des figuiers. Je m’arrête sous l’un de ces arbres et, à tâtons, cherche un fruit et mords dans sa fraîcheur sucrée.
« La connaissance n’est pas dans le fruit, mais dans l’art de le saisir », dit encore Bernard.
Il m’accompagne, me guide ainsi jusqu’à la porte de ma bergerie.
Une silhouette s’est dressée si vivement devant moi que je l’ai heurtée. Aussitôt, alors que je n’avais jamais effleuré son corps, qu’il me semblait même ne l’avoir jamais regardé, j’ai reconnu Claudia Romano.
Nous sommes d’abord restés immobiles l’un contre l’autre, bras ballants, puis, d’un même mouvement, comme si nous avions rêvé ce moment dans les profondeurs inconscientes de nos âmes et de nos désirs, nous nous sommes enlacés. Et nos corps se sont unis.
Ils se retrouvaient après une longue attente.
Dans cette nuit qu’était ma vie depuis la mort de Marie, ce fut pour moi une lueur, tout le contraire de ce que j’avais vécu quand, dans le hall de l’hôtel Xénia, un gouffre s’était ouvert devant moi à la seconde où j’apprenais cette mort. Et, depuis lors, j’avais erré dans les ténèbres.
La lueur a eu tôt fait de se dissiper. J’ai reculé d’un pas. Claudia a fait de même.
J’ai ouvert la porte de la bergerie et éclairé la grande salle. Nous nous sommes retrouvés pris dans la lumière, aveuglés, corps à présent séparés de plusieurs pas comme s’ils ne s’étaient jamais serrés l’un contre l’autre.
Nous n’avons pas prononcé un mot. J’ai incliné la tête, mon bras n’osant pas même se lever pour inviter Claudia à entrer. Elle a refusé d’un geste de la main. J’ai éteint, refermé la porte, lui proposant de la raccompagner.
Elle habitait avec Rosa Berelowicz l’une des maisons d’un hameau situé non loin du monastère Haghios Ioannis Théologos.
Nous nous sommes arrêtés avant d’arriver à la première maison.
Nous étions face à face. Elle s’est mise à parler si vite que j’ai eu de la peine à retenir ses mots, le plus souvent italiens. Les étudiants, disait-elle, s’inquiétaient de ma disparition, mais n’osaient monter jusqu’à la bergerie. Veraghen était parti pour Samos. Elle avait voulu savoir si j’allais bien.
Nos corps restaient séparés sans pouvoir s’éloigner l’un de l’autre.
Puis, tout à coup, nous nous sommes à nouveau enlacés – une très brève étreinte pour nous persuader que nous n’avions pas rêvé la première.
Puis nos corps se sont quittés.
23
Je n’ai pas voulu perdre l’empreinte du corps de Claudia. Toute la nuit je suis resté allongé, immobile, craignant que la chaleur qu’elle avait laissée en moi et sur moi ne se dissipe et que ne s’efface ainsi sa trace.
J’avais croisé les bras pour la retenir contre moi prisonnière, n’éprouvant nul autre désir.
Je tenais à conserver le souvenir de l’élan qui, d’instinct, nous avait poussés l’un vers l’autre.
C’était comme si l’affirmation de saint Bernard que j’avais tant de fois citée et méditée s’était incarnée, était devenue ce mouvement, cette étreinte, cette émotion.
« La connaissance n’est pas dans le fruit, mais dans l’art de le saisir », avait-il écrit.
N’était-ce pas ce que je venais de vivre ?
Car il n’y avait eu entre nous aucune ambiguïté. Je n’avais jamais désiré Claudia Romano. J’avais même le sentiment de ne l’avoir jamais vue. Peut-être avais-je délibérément évité de la regarder parce qu’elle était la jeune femme que Marie aurait pu devenir.
Mais Marie était morte.
Pourtant, dans la nuit, devant la porte de la bergerie, nous nous étions reconnus, et j’en venais à penser que, depuis que Claudia avait débarqué à Patmos, qu’elle participait à nos débats sous les oliviers, je n’avais cessé de la voir, sans que ma conscience en fût avertie.
Alors que mon corps, mon âme avaient espéré le moment où je pourrais enfin l’étreindre.
Ce qui avait eu lieu.
J’ai fouillé dans ma mémoire et je l’ai vue resurgir.
Elle était assise au premier rang, dans l’amphithéâtre du Collège de France. Ses cheveux noirs tombaient comme un voile le long de son visage penché vers la gauche.
Je me souvenais tout à coup d’avoir cherché à capter son regard, mais ses yeux étaient rivés sur le carnet posé sur ses genoux.
Je ne l’avais plus vue jusqu’à ce jour où, à Patmos, je l’avais aperçue qui s’éloignait au bras de Veraghen. J’avais éprouvé de la commisération pour ce vieil homme qui multipliait les liaisons incestueuses avec elle aussi bien qu’avec Rosa Berelowicz.
Je me suis persuadé que jamais je n’avais ressenti le désir de l’imiter. Et j’ai voulu croire que ce qui venait de se produire, ce soir-là, relevait de la grâce.
C’était un acte d’amour, non pas celui que suscite le désir foudroyant chez un homme et une femme, mais l’élan de deux humains qui se reconnaissent, qui ont besoin de se rassurer l’un contre l’autre parce qu’ils appartiennent à la même espèce, qu’entre les humains il n’est pas que le désir charnel ou la haine carnivore, mais aussi l’amour, parcelle et reflet de l’Amour divin.
Cet amour-là, j’avais donc eu la grâce de le connaître. Alors que depuis la mort de Marie je survivais dans le remords et le mépris de moi-même, la fusion d’un bref instant avec Claudia m’a rassuré. Les écailles – pour emprunter l’image aux textes sacrés – étaient tombées de mes yeux et je me suis souvenu de tous les versets qui l’évoquaient dans les Évangiles, et jusque dans l’Apocalypse de Jean ou les écrits de saint Bernard.
J’ai retrouvé cette lettre de saint Paul aux Galates dans laquelle il énumère les signes du passage de l’Esprit saint : « Amour, joie, paix, patience, tendresse, bienveillance, confiance, douceur, maîtrise des émotions… »
Il m’a semblé que j’étais peut-être libéré de ce sentiment de culpabilité morbide qui m’étouffait.
Mon destin n’était pas achevé. Le corps de Marie ne devait pas être ma pierre tombale. Celui de Claudia Romano m’appelait à la vie.
J’ai cru que je pouvais continuer à vivre, dire l’amour humain, l’élan d’un être vers un autre.
Peut-être était-ce l’heure de ma résurrection ?
24
J’ai revu Claudia Romano et mon cœur a obstrué ma gorge, ses battements ont résonné dans ma tête, j’ai senti le sang affluer à mes joues.
Je n’ai pas voulu admettre aussitôt que je n’avais été qu’un vieil homme que trouble le corps d’une jeune femme. Avec l’habileté et l’hypocrisie d’un roué, j’avais dissimulé mon désir, ma vanité en évoquant la grâce, l’Esprit saint, la résurrection.
Allons donc !
Je ne m’en suis pas moins approché de Claudia, mais elle a détourné la tête, s’est mise à rire avec l’insolence et l’indifférence cristallines de la jeunesse. Elle a embrassé Wessermann et Boyon, Moralès et Natakis, elle a rejoint Rosa Berelowicz et Louis Veraghen, et elle a même osé prendre le bras de ce dernier, ce barbon que ne dérangeait pas le sens du ridicule.
Quant à moi, je l’avais.
Mes illusions se sont dissipées comme l’arc-en-ciel par jour de grand orage, quand après l’éclaircie reviennent les ténèbres et que la nuit obscurcit le plein midi.
Je suis rentré à la bergerie. Personne ne s’est soucié de moi. L’angoisse et la honte m’ont envahi. J’avais usé de tous les stratagèmes pour trahir Marie, tenter d’échapper à ma culpabilité ; j’avais oublié que celui qui s’avance vers l’autre, poussé par le désir ou, comme je l’avais cru, par l’élan de l’amour, n’embrasse que le vide, car la vie se dérobe, la mort l’entraîne, et même si l’on a succombé, joui dans le grand incendie de la chair, on se retrouve toujours seul.