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Sans la résurrection, il n’y a pas d’amour, seulement l’illusion qui conduit à l’abîme, puisque l’être aimé est voué à l’éternelle disparition.

La femme que l’on veut enlacer, le frère que l’on désire embrasser deviennent, au moment où on leur ouvre les bras, deux tas de poussière.

Toute vie sans résurrection n’est que lèpre, corps voué à la peste.

Si je ne veux pas désespérer, il faut que Marie, ma décharnée, ma victime, soit un jour ressuscitée.

Espérance !

Je prie.

Je voudrais que me pénètre la certitude de la résurrection de Marie, qu’ainsi la blessure toujours ouverte de sa mort – mon apocalypse – soit guérie par l’Espérance en la bonté de Dieu qui rappellera à la vie les corps engloutis.

Je m’imagine apaisé, mais Joachim de Flore l’était-il, lui qui, rentré en Italie, parcourant les forêts de Calabre, y devient ermite, puis s’enferme dans l’impérieuse règle monastique qui martyrise le corps, plie et exalte l’âme ?

Il prêche, annonce la fin des temps, l’Apocalypse. Et je relis après lui le chapitre XX dicté par Jean, ici, dans la grotte de Patmos, à quelques centaines de pas de cette bergerie qui est devenue mon ermitage, mon lieu de prière et de souffrance, d’espérance et de doute.

Je scande les versets, je veux que la rumeur des mots étouffe ma pensée, ensevelisse mes doutes.

« J’ai vu un grand trône blanc… Et j’ai vu les morts grands et petits se tenir devant le trône, et on a ouvert des livres. On a aussi ouvert un autre livre, celui de la vie. Et on a jugé les morts selon leurs œuvres d’après ce qui a été écrit dans les livres.

« Si quelqu’un n’était pas trouvé inscrit dans le Livre de la vie, on le jetait dans l’étang de feu. »

25

Tout à coup, je cesse de prier. Je blasphème ! Est-ce ma raison qui me pousse ainsi à m’insurger, à refuser d’imaginer que Marie, ma fille, bourreau de son corps décharné, ait pu être jetée dans l’étang de l’ardent feu de soufre ?

Où es-Tu, Dieu de compassion, de pardon, de justice et de paix ? Si j’en crois l’Apocalypse de saint Jean, l’un de Tes anges crie à pleine voix à tous les oiseaux qui volent au zénith :

« Ici rassemblez-vous pour le grand repas de Dieu, pour manger des chairs de rois, des chairs de chefs, des chairs de forts, des chairs de chevaux et de cavaliers, des chairs de tous les hommes ou esclaves, petits ou grands… !

« Et ils les ont rassemblés en un lieu appelé Armageddon… »

On a alors vu « la Bête et les rois de la terre et leurs armées rassemblées pour combattre celui qui est sur le cheval et son armée.

« Et celui qui est sur le cheval, dont l’épée sort de la bouche, a tué la Bête, les faux prophètes et les rois de la terre.

« Et tous les oiseaux ont été rassasiés de leurs chairs. »

Où es-Tu, Dieu d’amour ?

Ce matin-là, quittant ma bergerie, marchant à grands pas sous les oliviers alors que le vent soufflait en tempête et que la mer striée de courts traits blancs était d’un bleu noir, j’ai maudit ces croyances, cette religion anthropophage, ce Dieu guerrier dont l’épée sort de la bouche.

Je ne marque aucun arrêt devant la grotte de l’Apocalypse, je ne jette pas un seul regard sur le groupe de visiteurs qui, serrés comme un essaim, attendent que commence la visite.

Je gagne le sommet de la colline, y retrouve les crevasses dans lesquelles je me glisse. J’y suis à l’abri du vent, mais il hurle, se faufile dans les anfractuosités, mugissement auquel se mêlent des rires juvéniles. Je crois reconnaître les voix de Claudia Romano, de Rosa Berelowicz, et, leur répondant, celles de Vincent Boyon et de Vangelis Natakis. J’hésite, puis m’extrais de ces cavités rugueuses et, lorsqu’ils me voient, les deux couples s’immobilisent, figés dans leur étreinte.

Claudia Romano repousse vivement Vincent Boyon alors que Rosa Berelowicz se serre plus fort contre Vangelis Natakis.

Je me sens apaisé, rassuré. Le jaillissement de la vie, le désir sont plus forts que les versets de l’Apocalypse. Le désir est résurrection. Quand le désir disparaît, c’est la mort qui vient.

J’ouvre les bras, comme si j’invitais les quatre jeunes gens à partager avec moi leurs élans, leurs désirs. Si j’osais, si ce n’était pas là un geste ridicule, je les bénirais comme un païen et leur lancerais ces mots sacrilèges : « Laissez-vous emporter par le désir ! Que rien ne refrène vos ardeurs ! »

Puis j’ai tourné la tête, me suis éloigné, et à chaque pas je me suis rapproché de Marie.

J’étais à nouveau coupable d’abandon et j’ai pensé à la mort un instant repoussée, tout à coup présente, abîme sans fond qui s’ouvre sous les pas insouciants du vivant, abîme que seule la résurrection peut combler, elle qui seule fera resurgir la vie de cette fosse.

Mais il faudrait croire, prier.

Et j’avais blasphémé.

Je suis passé devant l’entrée de la grotte de l’Apocalypse.

Le vent avait cessé de souffler.

Dans le silence revenu, j’ai entendu le chant des oiseaux.

Et je me suis souvenu du Poverello.

26

Ce poverello, ce petit pauvre, au corps malingre torturé par la maladie, je me suis tourné vers lui dès que j’ai eu regagné la bergerie.

J’étais encore une fois écartelé, rongé par le doute ; j’avais soif de foi, je voulais m’emplir de croyance, ajouter l’espérance à l’apocalypse, vivre et croire à la résurrection. J’ai rouvert fébrilement les œuvres de François d’Assise, mis mes pas dans les siens. Comme Joachim de Flore, son aîné de près de cinq décennies – peut-être s’étaient-ils rencontrés ? –, il avait renoncé à la richesse, à la gloire, à la puissance et au désir.

Je le revois jetant les vêtements de belle et noble étoffe, taillés dans la soie et le velours, que son père, marchand d’Assise, lui a fait confectionner. François se dépouille de toutes ses parures. Le voici nu, chétif, mais les yeux exprimant la joie d’avoir renoncé, de ne plus être qu’un mendiant dont la seule tunique, de laine grossière, est serrée à la taille par une corde, et dont les pieds sont nus.

Il a choisi la chasteté, le jeûne. Il ne vit que d’aumône. Des hommes et des femmes le rejoignent, constituent l’ordre des Frères mineurs et celui des Clarisses.

Je le suis comme tous ces jeunes gens qui font vœu de pauvreté, qui chantent la vie dans l’extrême misère. Ils osent s’approcher des lépreux. Ils reconstruisent des églises abandonnées. Ils parlent aux oiseaux parce que tout ce qui existe est à leurs yeux œuvre de Dieu et doit être évangélisé.

J’écoute saint François, sa voix chargée de compassion m’émeut :

« Aimons le Seigneur qui nous a donné, nous donne à tous le corps, l’âme et la vie. Il nous a créés et rachetés. Il nous sauvera par Sa seule tendresse, malgré nos faiblesses et nos misères, nos gâchis et nos hontes, nos ingratitudes et nos méfaits. Il ne nous a fait et ne nous fait que du bien. »

En l’entendant, en reprenant ses mots, j’en viens à oublier le Dieu guerrier dont le sabre sort de la bouche.

C’est l’an 1219. En France, certains hurlent en pénétrant à cheval dans les églises, en massacrant ceux qu’ils appellent les albigeois et condamnent comme hérétiques : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens ! » En Terre sainte, François d’Assise demande à rencontrer le sultan d’Égypte, Malek el-Kamil, chef de l’armée ennemie, impitoyable et cruel infidèle. Il sait, en raison, qu’il est promis à la mort :

« Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi. »

Dieu l’envoie comme un « agneau au milieu des loups ».

Mais le loup est aussi pour François une créature de Dieu :