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« Notre Seigneur, dont nous devons suivre les tracas, a appelé ami celui qui le trahissait. Ils sont donc nos amis, ceux qui nous enfoncent dans l’angoisse. Ils sont nos amis, ceux qui nous traînent dans la boue. Ils sont nos amis, ceux qui nous font subir mille douleurs et mille tourments, ceux qui nous torturent et nous font mourir. Nous devons les aimer beaucoup. Par les souffrances qu’ils nous infligent, ils nous rendent aptes à la vie éternelle. »

Les heures et les jours se sont écoulés. La voix de saint François est une eau vive et claire, elle est le chant du monde.

Elle me donne le désir de m’unir à tout ce qui vit.

Je quitte la bergerie : paix bleue du ciel, vert pâle et feutré du feuillage des oliviers. Les lauriers roses et blancs forment une haie parfumée.

C’est le Cantique des créatures. Saint François écrit :

« Loué sois-Tu, mon Seigneur, avec toutes Tes créatures, spécialement messire frère Soleil. Il est le jour, et par lui Tu nous illumines.

« Il est beau et rayonnant. Avec une grande splendeur, de Toi, Très-Haut, il est le symbole. »

L’air est léger. Je me sens porté par cette communion entre Dieu et le monde.

« Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles,

« Pour l’air et les nuages et le ciel serein,

« Pour sœur Eau, qui est très utile et très humble,

« Pour frère Feu, par lequel Tu illumines la nuit,

« Pour sœur notre mère la Terre ;

« Loué sois-Tu, mon Seigneur,

« Pour ceux qui pardonnent par amour pour Toi et supportent maladie et tribulations.

« Heureux ceux qui les supportent en paix, car par Toi, Très-Haut, ils seront couronnés. »

Et pourtant je sais que François d’Assise, le croyant qui chante la Création, pleure tant, chaque jour, que ses yeux en sont malades, qu’il faut, dans l’espoir de lui éviter de n’être plus qu’un des innombrables mendiants aveugles, lui brûler les tempes, puisque c’est ainsi qu’on croit pouvoir le guérir.

Je sais qu’il jeûne un jour sur deux et que sa maigreur est telle que sa peau, tendue sur les os, semble un tissu fragile sur le point de se déchirer.

Je sais que, pour tuer en lui toute tentation, il se fouette chaque jour jusqu’à n’être plus qu’un corps pantelant, si faible qu’il est seulement capable de prier et n’a plus la force de prêcher.

Alors reviennent me hanter le regard vide de Marie, son corps décharné.

Jeûner, se fouetter, réprimer tout désir autre que celui de prier, de louer le Seigneur, n’est-ce pas aller à grands pas vers la mort, l’attirer, devancer son appel ?

Je songe à Marie tranchant ses veines pour que s’écoule le sang qui est vie.

Pourquoi le corps et l’âme de l’homme ne pourraient-ils pas être chantés comme ceux des autres créatures, comme le soleil et les oiseaux, l’eau et les poissons, la sœur Lune et le frère Vent ?

Je rentre, m’assieds à ma grande table. Le regard de Marie me fore la tête.

Je lis les dernières pages des œuvres de saint François :

« Détournons-nous de notre corps avec ses vices et ses péchés. Notre corps, par un comportement égoïste et sensuel, veut nous retirer l’amour de Notre Seigneur Jésus-Christ et la vie éternelle. »

Serait-ce donc hérésie que d’aimer son corps ? que de préférer la vie à la mort ?

Mais c’est la mort qui nous emporte, et seule la résurrection est à même de nous arracher à ses griffes.

François écrit :

« Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle,

« À qui nul vivant ne peut échapper.

« Malheur à ceux qui meurent en péché mortel !

« Bienheureux ceux qui se trouveront dans Tes très saintes volontés,

« Car la seconde mort ne leur fera point de mal.

« Mais les autres, les pécheurs, seront jetés dans l’étang de soufre et de feu. »

27

Les yeux me brûlent.

La nuit s’est immiscée dans la pièce et me noie. Je ne peux plus lire. J’ai l’impression d’être recouvert par une eau croupie qui m’aveugle.

J’écrase mes paumes contre mes paupières. Les larmes qui en coulent jusque sur mes joues sont des gouttes de soufre ardent.

Je referme le livre qui se clôt sur le testament de saint François d’Assise.

Ce Poverello a osé se mettre nu devant les hommes, avouer ses faiblesses, vivre d’aumône. Il m’a ému. J’ai célébré avec lui la beauté de la Création. J’ai écouté son chant, sa prédication. Je l’ai entendu parler aux plus humbles des hommes et aux plus chétifs des oiseaux.

Et maintenant, quoi ?

François d’Assise m’a conduit là, au bord de cet étang de feu. Comme tous les autres prêcheurs, il ne parle plus d’amour, mais de souffrance et de mort.

Mais quel fidèle du Christ pourrait emprunter un autre chemin que celui du Calvaire qui mène à la Crucifixion ?

Dieu fait homme est mort, comme Marie, ma fille.

Il est ressuscité ! Gloire à Dieu ! Mais elle, ma malheureuse décharnée, où est-elle ?

On a livré son corps aux flammes. Je n’ai pas voulu assister à son incinération.

Alors, résurrection ?

Dans cette nuit qui me recouvre, le doute m’étouffe et me noie.

Je me lève en prenant appui sur le rebord de ma longue table.

J’effleure les livres entassés, ceux que Monseigneur Skiathos m’a prêtés et ceux dont les auteurs ne me quittent jamais. Je les ai suivis depuis l’adolescence. Leurs pas sont devenus les miens. Je connais chacun de leurs mots. Ils éclairent la nuit, mais eux aussi – toi, Dante, toi, Dostoïevski, et ceux qui vous ont inspirés, Eschyle, Sophocle – attisent le brasier du châtiment et de la culpabilité.

Je quitte la bergerie.

Il fait froid et mes larmes redoublent, brûlantes.

J’arpente le cimetière attenant à la maison. Je me heurte aux pierres tombales. Je me souviens de ces mots de feu :

Per me si va nella città dolente

Per me si va nell’eterno dolore

Per me si va tra la perduta gente

Lasciate ogni speranza voi ch’entrate…

Les mots de Dante me viennent en désordre. Je m’agrippe à la tunique bleue du poète.

C’est Virgile qui nous guide, et nous traversons les cercles de l’Enfer.

Là, dans la fosse, les pécheurs sont enlisés dans leurs excréments.

Ils sont la proie d’un fleuve de sang bouillant.

Ceux qui tentent d’émerger, qui luttent pour échapper aux excréments et aux flammes, sont blessés par les flèches que décochent des centaures qui les contraignent à s’enfoncer davantage dans la souffrance et l’horreur.

Parmi ces pécheurs, il y a les violents qui ont exercé leur furie contre eux-mêmes : les suicidés.

Marie, ma décharnée, ma fille abandonnée, est parmi eux, vouée par Dante aux souffrances éternelles.

Que puis-je maintenant pour elle et pour moi, son assassin ? Prier ? Supplier ?

Je me laisse tomber sur le bord d’une sépulture. Le froid me tranche la nuque alors que mon âme est en feu.

Je voudrais être l’un de ces flagellants qui s’en allaient de ville en ville, annonçant la fin des temps, écoutant la prédication de celui qu’ils avaient choisi pour Maître et pour Père.

Ils croyaient à la prophétie de Joachim de Flore clamant le règne imminent de l’Évangile éternel : le nouvel âge devait commencer en 1260.

Il serait précédé de signes, de persécutions, de massacres. Dans l’attente du royaume de Dieu, il fallait se punir, souffrir.

Les flagellants se frappent le dos, le torse. Ils se fouettent avec tant de fureur que leur peau se déchire, leur corps n’est plus qu’une plaie.