Les villes sont détruites, « ç’a été des éclairs, une secousse et une grande grêle…
« Et on a vu un grand signe dans le ciel, une femme vêtue de soleil, avec la lune sous ses pieds et une couronne de douze étoiles sur sa tête.
« Elle est enceinte, elle crie dans les douleurs, en tourments d’enfanter.
« Un dragon rouge se tient devant la femme qui va enfanter pour dévorer son enfant quand elle enfantera. »
J’ai refermé le livre de l’Apocalypse, l’ai violemment repoussé et il a chu sur le sol de dalles rouges.
6
Rouge a été la couleur de l’aube, au terme de cette nuit-là.
J’ai quitté l’hôtel afin de m’arracher aux marécages de l’insomnie, mais, tout à coup, je me suis affolé.
Je suis retourné en courant à l’hôtel, me suis précipité dans l’escalier, bousculant le gardien qui m’interrogeait, ouvrant fébrilement la porte de ma chambre, m’agenouillant pour ramasser le livre de l’Apocalypse que j’avais abandonné sur le sol rouge, et suis resté ainsi, essoufflé, comme en prière, glissant le livre sous ma chemise, rassuré et honteux, le pressant contre moi comme si j’avais souhaité qu’il me pénétrât, que chaque mot, chaque verset devînt partie de mon corps.
Je suis redescendu, tête basse, mains croisées sur la poitrine, fidèle qui vient de confesser ses péchés, de communier, et j’ai murmuré l’un des versets :
« Va, prends le livre ouvert dans la main de l’ange qui se tient sur la mer et sur la terre… Prends-le, dévore-le, il sera amer à ton ventre, mais dans ta bouche il sera doux comme le miel. »
J’ai marché au hasard le long des quais, maugréant, proférant en moi des injures, dents serrées comme si j’avais craint que les mots, s’enfuyant de ma bouche, ne fussent entendus, ne revinssent me frapper comme une malédiction dont Dieu m’eût accablé pour me faire éprouver Sa présence, Sa puissance.
Je me suis arrêté çà et là, observant les pêcheurs qui, d’un bond, sautaient de la proue de leurs embarcations au môle où ils les amarraient.
Qu’étais-je devenu, moi le rigoureux, moi le mécréant, l’esprit fort qui se moquait de cette grenouille de bénitier, Isabelle Chaillou, ma secrétaire, qui ne manquait aucune messe dominicale et dont je disais qu’elle appartenait à une espèce en voie d’extinction, qu’elle était une pièce de musée avec sa petite croix pendue au cou, serrée entre ses énormes seins qu’elle aurait mieux fait de libérer… Je lui avais répété : « Donnez-vous de l’air, Isabelle ! Vos seins, vos cuisses ne sont pas les pages d’un missel » – et elle me menaçait de porter plainte pour harcèlement.
Mais il avait suffi de quelques heures passées sur cette maudite île de Patmos pour que les superstitions calabraises reviennent m’ensevelir.
Pauvre vieux con !
Je me suis mêlé aux femmes et aux enfants penchés sur les paniers d’osier que les pêcheurs débarquaient.
J’ai vu ces poissons argentés au ventre blanc, palpitant encore, et j’ai fixé leurs yeux morts, exorbités.
C’étaient les mêmes que ceux de Marie la décharnée, ceux de mon père l’asphyxié. Ils étaient vitreux, blancs avec des reflets d’or et d’argent – vie devenue matière, pierres mortes.
Soulevant les paniers, les calant sur leur épaule gauche, les pêcheurs m’ont bousculé, interpellé de leurs voix rauques, et j’ai dû m’éloigner, tenant le livre de l’Apocalypse plaqué contre moi, l’un de ses versets me remontant à la bouche :
« Magnifiques, les morts qui meurent dans le Seigneur ! Dès maintenant, dit l’Esprit, oui, ils vont se reposer de leurs travaux, car leurs œuvres les suivent. »
Mon père était-il mort dans le Seigneur ou dans le sacrilège, envahi par la terreur, soumis à la domination de la Bête, ce Satan dont chaque verset du livre de l’Apocalypse évoquait le pouvoir ?
Qu’en avait-il été de Marie, et de Paul Déméter ? Et qu’en serait-il de moi, le blasphémateur ?
J’ai gagné l’extrémité de la jetée. Je me suis assis sur l’un des rochers jetés là pour protéger le phare des coups de mer. Le ciel et l’horizon étaient vides, et qui, sinon un affabulateur, un mystificateur, pouvait imaginer que de leur couleur rouge surgirait un cheval rouge monté par un cavalier qui, sabre en main, inciterait les hommes à s’entr’égorger parce qu’il avait reçu l’ordre d’« ôter la paix de la terre » ?
Était-ce Dieu ou Satan qui le lui avait commandé ?
On avait tranché la gorge de Paul Déméter, et mon père avait agonisé, souffle coupé, visage mutilé par ces tuyaux, ce masque qui le maintenaient en vie pour qu’il pût souffrir, souffrir encore jour après jour.
Et les hommes qui se réclamaient de Dieu exigeaient qu’on continuât à torturer ainsi ces agonisants !
N’étaient-ils pas les prêtres de Satan plutôt que les serviteurs de Dieu ?
Et moi, qu’étais-je devenu, sur cette île apocalyptique de Patmos, sinon un délirant ?
J’ai pris le livre de l’Apocalypse dont la reliure était tiède comme un morceau de ma peau.
Je n’ai pas eu le courage de le jeter au bas des rochers, dans la mer lisse.
Au lieu de céder à cette tentation sacrilège, d’accomplir ce geste libérateur, mais qui eût peut-être été un hommage à Satan, devenu ainsi mon Seigneur, et moi son chevalier servant, j’ai lu :
« J’ai vu une femme assise sur une Bête écarlate à sept têtes… La femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, et chamarrée d’or, de pierres précieuses et de perles, avec une coupe d’or à la main pleine d’horreurs, et sur son front un nom écrit, un mystère : BABYLONE la grande, la mère des prostituées et des horreurs de la terre. Et j’ai vu cette femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. »
Et l’Apocalypse d’ajouter : « En une heure, tant de richesses ont été dévastées », et tant d’agneaux égorgés !
Cette prophétie s’était réalisée non seulement à Babylone, mais à Rome et Carthage, à Berlin et Hiroshima, à Londres et New York, à Dresde et Nagasaki, à Treblinka et Auschwitz.
Liste jamais achevée des villes martyrisées, mutilées ou détruites, des enfants jetés au four, des hommes et des femmes poussés dans les chambres à gaz. Et, parmi ces agneaux, Marie la décharnée, mon père asphyxié, et Paul Déméter le cou tranché ! Peut-être par lui-même avant qu’il ne se traîne, pantelant, de sa maison jusqu’à son cercueil de pierre, entre des colonnes de marbre, à quelques pas de la grotte de l’Apocalypse qu’entourent les murs de ce petit monastère renfermant la niche dans laquelle on a retrouvé son corps.
Je me suis levé.
Il me fallait entrer à nouveau dans la maison de Paul Déméter. Là était la source de ce qui était advenu ici, à Patmos, et qui s’était peut-être répandu hors de l’île, là d’où arrivaient ces jeunes hommes et femmes qui s’étaient rassemblés autour de Louis Veraghen – c’était Paul Déméter qui les avait accueillis sur le quai, peut-être même les avait-il guettés depuis cette jetée où je me trouvais.
Je me suis éloigné.
J’avais hâte d’explorer la maison, l’abattoir, là où le professeur avait senti la lame s’enfoncer dans sa gorge.
Sous le ciel incarnat, j’ai marché aussi vite que je l’ai pu vers l’apocalypse de Paul Déméter.
7
Elle était là, la longue maison basse de Paul Déméter, mais elle s’est soudain dérobée, dissimulée par une nappe de brouillard accrochée à elle et masquant aussi le ciel.
J’ai été enveloppé par cette humidité gluante et j’ai frissonné, avançant en aveugle, bras tendus, m’étonnant de ne pas rencontrer la façade vers laquelle j’avais cru me diriger.
Brusquement le brouillard s’est dissipé et, dans la lumière étincelante d’un soleil en majesté, j’ai découvert une petite chapelle située à l’arrière de la maison, et, autour d’elle, dispersées, une dizaine de vieilles tombes, dalles grises souvent fendues, surmontées de croix de fer rouillées, certaines penchées, prêtes à tomber, comme si on avait tenté de les desceller.