J’ai à nouveau sombré.
Quand je me suis réveillé, le crépuscule était plus rouge encore que ne l’avait été l’aube.
Par la porte ouverte et les deux étroites fenêtres qui encadraient l’autel coulait une lumière en fusion, si ardente que j’ai pensé à cet étang de feu dans lequel on précipitait ceux qui n’étaient pas inscrits sur le Livre de vie.
Cette prophétie de l’Apocalypse, je la vivais, là, condamné pour avoir forcé cette porte, découvert le Christ décapité, ce sang séché.
J’ai attendu, recroquevillé sur ma douleur, l’ultime coup de sabre censé trancher le fil de ma vie. Mais rien n’est venu et, après plusieurs tentatives, car je vacillais, j’ai réussi à me mettre debout. M’appuyant au mur de la main gauche, je me suis approché de l’autel, de la tête de Christ embrasée par la lumière rouge qui éclairait aussi les bas-côtés de la nef.
Levant les yeux, j’ai aperçu, de part et d’autre de la croix, deux listes de noms, peut-être écrits avec du sang, que je n’ai plus oubliés.
À gauche, j’en ai déchiffré quatre :
Vangelis Natakis
Claudia Romano
Hans Wessermann
Hugo Moralès
À droite, j’en ai lu trois :
Rosa Berelowicz
Vincent Boyon
Louis Veraghen
Ils étaient inscrits comme le sont les noms de soldats tombés au champ d’honneur dont on grave les patronymes sur le monument rappelant leurs exploits et leur sacrifice.
Ceux-là étaient venus de Patmos pour retrouver Paul Déméter, s’asseoir sous les oliviers, écouter le « Vieux », Louis Veraghen, le philosophe platonicien au visage de vieille femme ridée.
Mon imagination en a été si exaltée que j’en ai oublié le battement qui, à chaque coup, menaçait de me faire éclater la tête.
J’ai pu marcher sans chanceler jusqu’à la porte, vers la source de lumière ardente.
9
J’ai été aveuglé par la violence du déferlement de lumière.
J’ai fermé les yeux avant de voir Vassilikos qui m’interpellait d’une voix rugueuse, hostile.
Avançant jusqu’aux oliviers, je l’ai aperçu debout dans leur ombre, bras croisés, le mépris et la colère crispant son visage.
Il m’a accusé d’avoir violé un lieu privé, sacré, car la chapelle appartenait au monastère Haghios Ioannis Théologos. Des bergers m’avaient vu en forcer la porte. Monseigneur Skiathos avait été averti et s’apprêtait à déposer plainte pour effraction et sacrilège.
Je n’étais que l’un de ces Français qui ont perdu tout sens du respect. J’allais être expulsé de Patmos, a ajouté Vassilikos.
Je me suis approché de lui, si près que j’aurais pu lui assener un coup de tête, lui écraser le nez et les lèvres. Il a reculé d’un pas, comme s’il avait craint que je ne cède à la tentation.
« Du sang ! ai-je dit. Du sang partout : dans la maison de Déméter, sur les murs de la chapelle où j’ai lu sept noms écrits avec du sang ! »
J’ai été le premier surpris de pouvoir les énoncer sans l’ombre d’une hésitation. Vassilikos m’a écouté avec dédain. Appuyé à un olivier, il avait allumé un cigare et, toutes les deux ou trois bouffées, il crachait avec dédain en se raclant la gorge. Quand je me suis tu, il a haussé les épaules :
« J’ai un cadavre, a-t-il dit. Je n’en ai pas sept. »
J’ai montré le cimetière, les tombes brisées, la terre retournée çà et là.
« Qu’est-ce que vous en savez ? »
Je m’étais persuadé qu’ils étaient là, parmi ces vieux morts, oubliés comme eux, alors que leur chair avait à peine commencé à se décomposer.
« Ils sont venus et repartis », a répondu Vassilikos en s’éloignant.
J’ai marché derrière lui, l’accusant de ne pas vouloir enquêter. Craignait-il le scandale ?
Il s’est retourné brusquement.
Esprit fort, a-t-il maugréé, je ne pouvais même pas imaginer ce que cela signifiait, de vivre à Patmos.
La grotte de l’Apocalypse était comme une blessure béante dans chaque corps.
On vivait avec ces prophéties. Mais qu’est-ce qu’un visiteur pouvait bien comprendre quand la plupart ne passaient là que quelques heures ?
J’ai fait remarquer que Paul Déméter, lui, vivait dans l’île depuis plusieurs années :
« Sa vraie vie était là, ai-je dit en désignant la maison.
– Il n’a pas su s’agenouiller devant Dieu. Il a voulu lire le livre de l’Apocalypse à sa guise, ajouter ce que bon lui semblait, retrancher ce qui lui paraissait inutile. On ne trie pas entre les prophéties en ne retenant que celles qui conviennent. On se soumet ! »
Me faisant face, Vassilikos a récité les derniers versets de l’ultime chapitre de l’Apocalypse de Jean :
« J’atteste, moi, à tous ceux qui entendent les paroles de prophétie de ce livre : si quelqu’un y ajoute, Dieu lui ajoutera les plaies décrites dans ce livre ; si quelqu’un retranche aux paroles de ce livre de prophétie, Dieu lui retranchera sa part d’arbre de vie et de ville sainte décrits dans ce livre. »
« N’ajoutez rien, ne retranchez rien », a-t-il conclu.
Il a fait encore quelques pas, puis, se tournant vers moi, il m’a lancé :
« Vous connaissez le dernier verset ? “La grâce du Seigneur Jésus soit avec tous.” Avec vous aussi, donc. »
10
Le Seigneur m’avait-Il accordé Sa grâce ?
S’Il existait, Il n’ignorait rien des doutes ni des questions qui m’assaillaient.
Il savait que, depuis mon arrivée à Patmos, j’avais été écartelé, ne cessant d’osciller entre la foi d’un Calabrais superstitieux, retrouvant les peurs de son enfance, et l’arrogance dédaigneuse d’un libertin.
Je m’étais moqué des prophéties de l’Apocalypse et, après avoir répété qu’il fallait « écraser l’Infâme », cette religion qui maintenait l’homme dans l’ignorance, j’avais tremblé et m’étais agenouillé, soumis et repentant.
L’angoisse m’a étreint : Dieu qui, selon l’Apocalypse, « scrutait les reins et les cœurs », m’avait-Il pardonné ?
J’ai guetté Son verdict, craint Sa condamnation.
Mais je n’ai été ni frappé par la foudre ni jeté dans l’étang de feu et de soufre, là où étaient précipités ceux qui avaient blasphémé, rejoint la cohorte du Diable, obéi à la Bête.
Ne l’avais-je pourtant pas fait ?
Mais Dieu était resté silencieux.
Aucune plainte n’avait été déposée contre moi par Monseigneur Skiathos. Un ouvrier était venu réparer nonchalamment la porte de la chapelle. On ne m’avait signifié aucun arrêté d’expulsion. Et je n’avais pas revu Vassilikos, qui semblait avoir quitté l’île en me laissant les clés de la maison de Paul Déméter.
J’ai repris confiance, proclamé à nouveau que le ciel était vide, et éprouvé un euphorique sentiment de liberté.
Je suis retourné chaque jour dans la maison de Déméter, m’appropriant ces lieux. J’ai décidé d’envoyer en France la taie d’oreiller afin qu’on analysât le sang qui la maculait.
J’ai engagé une femme de service, employée à l’hôtel, pour qu’elle nettoie la maison. Je me suis moqué de ses gestes précautionneux, des signes de croix qu’elle multipliait, des prières qu’elle égrenait.
Puis je me suis assis à la table sur laquelle s’entassaient dossiers et carnets, et j’ai rouvert le grand cahier à couverture rouge.
J’ai relu les citations qui, toutes, évoquaient le châtiment et la mort. Les commentaires de Déméter m’ont à nouveau ému et intrigué :
« Saisir le lien, avait-il écrit, de l’Apocalypse de Jean à la mort de Marie. La descendance de la Bête ? Sa présence éternelle, l’autre face de Dieu ? Mort et résurrection : faut-il laisser mourir pour connaître l’aube resplendissante de la résurrection ? »