Et que j’avais laissée mourir.
12
Quel masque, quel déguisement la Mort, la Bête, Satan, cette Trinité noire, avaient-ils choisis pour s’approcher de Marie, s’insinuer dans son âme, en faire le bourreau d’elle-même ?
Seul dans la bergerie où les travaux n’avaient pas encore commencé, ou bien assis sur une des tombes du petit cimetière envahi par le foisonnement des longues herbes emmêlées, ou encore allant et venant devant l’entrée de la grotte de l’Apocalypse, je m’enivrais du silence de la nuit insulaire. Je prenais un couteau ou une branche, selon que j’étais dans la grande salle de la bergerie, parmi les tombes ou proche de la grotte de Jean, et je refaisais les gestes qu’elle avait dû accomplir pour atteindre ses veines, ses artères, sectionnant ses poignets et sa gorge.
Et il m’est arrivé de hurler et vomir de désespoir.
Je n’avais pas été près d’elle pour retenir sa main. Je m’enfonçais dans notre passé : à quel moment et pourquoi avions-nous cessé de marcher côte à côte ? Car, durant les premières années de sa vie, je lui avais toujours tenu la main.
Nous courions sur la grève, nous nous élancions, plongeant dans les vagues, nous sautions de restanque en restanque, dévalant ces mêmes oliveraies qui couvrent les pentes des collines provençales, ces arbres noueux de notre vie commune, à Marie et à moi, et que je retrouvais ici.
J’avais la folle tentation de crier : « Marie, Marie ! Je suis là ! » Je l’ai fait, tendant la main dans l’obscurité, fracassant le silence nocturne d’un cri aussi inutile que désespéré.
Trop tard.
Nos mains s’étaient séparées alors qu’elle avait une dizaine d’années.
Premier coup de faux : sa mère, qui vivait seule, parce qu’elle avait, assurait-elle, une œuvre à accomplir, était morte. Moi, je vagabondais. C’est ma sœur qui avait pris en charge Marie.
Nos mains, quand nous nous rencontrions, s’effleuraient. Je la trouvais amaigrie, mais j’avais si peu de temps pour m’inquiéter de ce qui commençait à l’envahir. J’achevais ma thèse, je publiais des articles, je prenais place sur l’échiquier universitaire, puis je fus élu au Collège de France ! Un exploit ! À l’âge du Christ…
J’avais oublié ce verset de l’Apocalypse de Jean :
« Mais j’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »
Car j’avais abandonné Marie et quand, rituellement, une fois par semaine, je la rencontrais, je ne la voyais pas. Nos mains s’évitaient, nos regards se fuyaient.
« Elle ne mange plus », répétait ma sœur.
« Il faut manger, Marie.
– Je mange suffisamment. »
Déjà je me levais, je rassurais Valérie, j’embrassais Marie. Posant mes mains sur ses épaules, je sentais ses os.
« Mange, tu n’es vraiment pas grosse.
– Il suffit d’une sauterelle pour se nourrir.
– Stylite ! »
Aveugle, je souriais d’aise, étonné et fier que Marie connût ces saints-là, ces ermites qui s’installaient au sommet d’une colonne ou d’une tour pour y méditer, y prier, ne mangeant que les sauterelles qui venaient les heurter dans leur vol.
« Stylite, ai-je répété. Mystique ?
– Pourquoi pas ?
– On en reparlera. »
Je détournais les yeux pour ne pas croiser son regard, ne pas y lire la détermination.
Valérie me faisait part de ses inquiétudes, et ses propos m’irritaient. Je l’interrompais brutalement, mais elle insistait :
« Elle m’angoisse, Paul, elle est si excessive. Je la surprends agenouillée, le front appuyé au rebord de son bureau, et lorsqu’elle redresse sa tête, elle a pesé si fort – je la soupçonne de faire glisser son front contre l’arête vive – que la peau est arrachée, le sang coule. Paul, le sang !
– C’est un jeu entre nous, répondais-je souvent, à celle ou celui qui sera plus fou que l’autre. C’est une adolescente. Si on n’est pas mystique à quinze ans, quand peut-on l’être ? Tu préférerais qu’elle se drogue ? Elle a choisi Dieu… »
Aujourd’hui qu’elle s’est tranché les veines et les artères, il n’est pas un jour sans que je m’interroge. A-t-elle choisi, ou bien Dieu l’a-t-Il abandonnée au Diable qui s’est avancé, est entré en elle, grimé en Dieu, prétendant être Dieu ? « La Bête égare les habitants de la terre », dit l’Apocalypse ; elle impose une marque sur la main et le front. Et Marie se cisaillait le front, puis en venait à se sectionner les poignets et la gorge.
J’étais aveugle par égoïsme et lâcheté. Mais toi, Dieu, pourquoi l’as-Tu laissée tomber ?
« Eloi, Eloi, lama sabachthani ? » disent les Évangiles selon saint Matthieu et saint Marc. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? »
Dieu voulait-Il l’éprouver comme Il avait éprouvé l’homme crucifié qu’était Jésus ?
Avait-Il soumis Marie à la tentation ?
La violence qu’elle avait exercée contre elle n’était-elle pas la preuve que le Diable l’avait emporté ?
Jamais, moi, l’historien du christianisme, je n’avais ainsi ressenti le mystère de Dieu, jamais je ne m’étais questionné – et question signifie aussi torture – dans ma propre chair, par ma souffrance, sur le sens de la mort et de ce qui survient après.
Quel était le destin de Marie, ma morte ?
J’ai récité les versets de la fin du chapitre xx de l’Apocalypse :
« Et j’ai vu un grand trône blanc, et celui qui est dessus. La terre et le ciel fuyaient devant sa face, et on ne leur a plus trouvé de lieu.
« Et j’ai vu les morts grands et petits se tenir devant le trône, et on a ouvert des livres. On a aussi ouvert un autre livre, celui de la vie. Et on a jugé les morts selon leurs œuvres d’après ce qui avait été écrit dans les livres.
« La mer a donné les morts qu’elle avait, la mort et l’Hadès ont donné les morts qu’ils avaient, et on a jugé chacun selon ses œuvres. »
Marie, ma fille, quelles sont tes œuvres, toi que la mort a saisie à l’âge où l’on n’a pas encore donné de fruit, vie-bourgeon tranchée d’un coup de serpe ?
Es-tu l’élue ou la victime ?
Choisie par Dieu ou dupe du Diable ?
Et si chaque homme était confronté tout au long de sa vie à cette interrogation, à ce choix ?
Si c’était là le destin de l’humanité ?
Si la mort de Jésus sur la croix et sa résurrection, mains et chevilles percées de longs clous effilés, flanc blessé, étaient l’incarnation de chaque vie sur cette terre ?
Mais ces mots, ces questions ne sont plus pour moi des objets d’étude, des thèmes d’exégèse, la matière d’un cours. Ils sont ma souffrance, ma chair et mon sang.
Je sais que je suis un père aussi coupable que Judas. Je connais l’acte d’accusation que Dieu a prononcé, que Jean a entendu et recueilli dans ce verset de l’Apocalypse qui me hante :
« Mais j’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »
J’ai abandonné Marie, je me suis perdu dans les labyrinthes de l’égoïsme et du plaisir.
Je n’ai pas vu le corps de Marie maigrir, sa vie s’étioler, je n’ai pas imaginé qu’elle pourrait, de sa propre main, se clouer sur la croix, poignets et gorge tranchés.
J’ai une tâche à accomplir.
Si je ne suis pas saisi ou séduit par la mort, je veux m’approcher de ce mystère, vivre ainsi avec Marie, écrire ce livre, accompagner les prophètes et les rêveurs, les élus et les victimes qui, avec l’aide de Dieu et contre le Diable, ont cherché à construire une Cité idéale faite de justice et d’amour.
Ce Livre de la vie commencera à Jean et je le poursuivrai jusqu’à ce que ma mort en constitue l’ultime chapitre.
Je l’intitulerai : Apocalypse et Espérance.