— Il n’a pas été tué, les journaux ont dit…
— Les journaux ont dit qu’il s’était suicidé, mais les journaux sont bourrés de bobards. C’est nous qui avons accrédité cette thèse, fais-je avec un aplomb tellement phénoménal que Bérurier en libère un formidable hoquet.
J’enchaîne :
— Mais notre enquête nous a prouvé que tu l’avais balancé par-dessus bord… Tu étais dans l’immeuble au moment de son décès !
Comme quoi il est bon de bluffer dans ce putain de métier.
Abel devient d’un joli bleu qu’un poète ou un général qualifierait « horizon ».
Souvent, dans notre job, il faut marcher au radar. On renifle, on lance des idées biscornues, et ensuite on s’arrange pour qu’elles deviennent vérité. C’est un curieux procédé, vraiment, que celui consistant à bâtir d’abord des conclusions et de chercher, ensuite, les indices qui y conduisent…
Cette fois, Dubœuf (braisé) me montre par tous les pores suintants de sa peau qu’il a un tracsir monumental. Il tripote son nœud de cramouille avec des halètements d’asphyxié.
— C’est pas vrai, marmonne-t-il, c’est pas vrai…
Bérurier m’interroge d’un regard acéré. Je lui fais un signe affirmatif. Alors il pousse un grand soupir de jubilation et retrousse ses manches.
Abel considère avec effroi les deux avant-bras musculeux et poilus ainsi découverts. Tout ce qu’il trouve à faire, c’est de secouer la tronche. Le voilà qui glapit d’une voix de tête affûtée par la trouille :
— Vous n’avez pas le droit ! Je ne suis pas en état d’arrestation. Je…
Béru le biche par les crins, comme pour assurer sa prise, puis il laisse tomber deux kilos de viande sur les joues blêmes d’Abel. Ce dernier a illico les yeux pleins de larmes. Des couleurs chatoyantes lui viennent au visage, tandis que s’y imprime en blanc la dextre de mon valeureux bouffeur d’andouillette.
— Cherche pas à nous feinter, conseille le Gros. Tu vas y laisser tes chailles, gars. D’autant plus que tu as une gueule qui n’appelle pas le baiser.
Il lui remet ça, histoire de brouiller ses empreintes initiales. Dubœuf porte la main à sa bouche et constate de visu que ses lèvres ont éclaté.
Bérurier commence à s’animer. Il lui faut toujours quelques baffes de mise en train, après ça va tout seul, la chaudière est à la température voulue.
Il soulève Abel par sa cravate, lui place un joli coup de genou dans les valseuses, puis un coup de boule dans le pif ; ceci afin de le mettre dans un état de réceptivité adéquate. L’autre retombe assis dans le fauteuil de bois. Béru lève son gros godillot, l’appuie contre la poitrine de Dubœuf et pousse. Le truqueur de matches valdingue, les quatre fers en l’air. Au lieu de l’aider à se relever, le brave Béru, bonne âme jusqu’au bout, lui refile quelques talonnades dans la région abdominale. Abel, maintenant, ressemble davantage à une tortue de mer échouée sur une plage qu’à la gravure de première page d’Adam. Il fait des efforts pour décrocher les wagons, because son foie a subi des avaries, mais il ne peut s’épancher.
Le front de Béru commence à s’emperler d’une sueur prolétarienne.
Moi, je me suis assis à mon burlingue et je lis les titres du journal du soir. Tout cela se déroule sans un mot. C’est déprimant pour le client ; pour nous aussi d’ailleurs.
Bérurier quitte la pièce et va chercher un kil de rouge dans son bureau. Cela fait partie de son thé. Il boit au goulot une rasade généreuse, puis revient près de moi.
Pendant ce temps, Dubœuf se relève en gémissant. Nous ne le regardons toujours pas. Il titube, s’agrippe à un classeur, puis il reste immobile à compter les chandelles qui doivent tourniquer sous sa rotonde.
— Tu peux t’asseoir, dis-je gentiment. Fais comme chez toi, on est entre amis…
In petto, comme dirait un polyglotte, je songe que nos manières sont un peu cavalières. Je me dis aussi que si Abel avait le nez propre, il pourrait porter le pet et nous faire avoir de l’avancement chez les écrevisses. Seulement voilà, il ne l’a sûrement pas. Pour se laisser bourrer les naseaux de cette façon, il faut qu’il en ait un paquet gros comme le château de Versailles sur la conscience.
Je plie le baveux et m’étire.
— Alors, Abel, qu’est-ce qu’on disait ? Je m’en souviens déjà plus.
Ses yeux sont ternes, un filet de sang coule de sa lèvre inférieure comme dans les bagarres du cinématographe.
— Il n’a pas l’air en forme ? je demande à Bérurier.
Le Gros masse ses poings.
— Qu’est-ce que tu veux, il y a des jours où on n’est pas dans son assiette.
Il va redresser le fauteuil.
— Asseyez-vous, mon bon monsieur, invite-t-il en le chopant par le collet.
D’une détente, il le catapulte sur le siège. Abel s’y affaisse avec un sourd ahanement.
— Voyons, lui dis-je, tu ne crois pas plus sage de te confier à ton bon petit camarade ? Tu accoucherais sans douleur, ce serait aussi bien, d’autant plus que le pape est d’accord.
Il est hébété. Il ne s’attendait pas à une telle dérouillée. Pour lui, tout s’est passé trop vite, il n’a pas eu le temps de peser le pour et le contre et ça n’est pas avec sa patate cabossée qu’il peut statuer efficacement sur la situation.
— Vois-tu, Abel, l’attaqué-je, si tu t’allonges simplement, sans faire de théâtre, tu t’en tireras avec le minimum. Ça va chercher vingt piges de travaux. Avec les remises pour bonne conduite, les finasseries d’un bon menteur et les amnisties, d’ici sept ans tu seras rendu à la vie civile… Tu pourras encore te faire une existence pépère…
— J’ai rien fait, dit-il. Rien…
— Un geste malheureux, voilà tout… Tu étais chez Josephini pour discuter. Vous ne vous êtes pas entendus. Il y a eu bagarre… Alors qu’il se trouvait devant la croisée tu l’as chopé par les chevilles, il a perdu l’équilibre et voilà tout !
Les yeux de Dubœuf (gros sel) s’exorbitent.
— Non !
— Quelqu’un t’a aperçu dans l’escalier… Quelqu’un qui t’a formellement reconnu d’après des photos… Quelqu’un qui témoignera… Sois prudent, sans quoi la préméditation pourrait être établie et, avec ton pedigree, tu risques d’aller éternuer dans le son un matin…
Il se lève à demi. Béru, attentif, le rive d’une poigne de fer à son fauteuil.
— Écoutez, m’sieur le commissaire.
— Mais je ne fais que ça, voyons !
— C’est pas moi qui l’ai tué…
Le sang bat à mes tempes. Nous approchons d’un instant crucial, Bérurier lui-même se retient de cogner.
— Qui alors ?
— Je ne sais pas, je ne sais…
À bout de nerfs, Dubœuf éclate en sanglots. Il n’est pas pitoyable du tout, plutôt grotesque…
— Quand je suis arrivé chez lui, il était déjà mort, hoquette-t-il.
2
Je ne sais pas ce qu’a pu éprouver le gnace qui a vaincu l’Annapurna en mettant le pied sur le sommet tant convoité, mais je pense que j’éprouve un sentiment analogue. La plus belle joie que peut éprouver un homme, c’est le triomphe. Je me dis que jamais je n’ai remporté une aussi belle victoire. Non, jamais ! C’est un peu comme si je m’étais obstiné à pêcher dans la cuvette de mon lavabo et que j’en sorte soudain une truite d’une livre. Je suis parti de rien, à propos de rien, simplement parce qu’au tréfonds de mon instinct une petite voix murmurait :
— San-Antonio, y a du louche là-dessous !
Et, fonçant tête baissée dans cet écheveau incohérent, culbutant les obstacles, faisant fi des lois les plus élémentaires, je suis arrivé à mes fins, c’est-à-dire à la découverte d’un meurtre. Bérurier me considère d’un œil embué par l’émotion. Je lis l’admiration, sur sa face bouchée à l’émeri, comme sur une affiche électorale.