Je gagne mon carrosse, mais je n’y prends pas place car j’aperçois, tout près, la devanture d’un café.
J’entre en trombe, tel le frère cadet du cyclone Jeannette, et je réclame le téléphone d’une voix tellement forte que la patronne, tout en m’indiquant la cabine, mijote de résilier son abonnement.
Je tube à la Grande Boîte pour voir si Bérurier s’y trouve encore. Le mec du standard me dit qu’il s’est trissé depuis une vingtaine de broquilles, mais qu’il l’aperçoit au bistrot d’en face, occupé à rouler les bobs avec le louffiat.
— Envoie-le-moi chercher ! ordonné-je d’un ton sans réplique.
J’entrouvre la lourde de la cabine et je crie à la bistrote de me préparer un double Cinzano-dry avec une goutte de gin. Rien de tel pour entretenir un doux état euphorique. Sur ce, je perçois le bruit d’un vieux train à vapeur entrant en gare et la voix disloquée de Bérurier me demande ce qu’il y a.
— Prends une bagnole, dis-je, et annonce-toi 124 rue de la Faisanderie. Il y a dans cette caserne une dame Van Voorne qui m’intéresse au point que j’en perds le manger…
— Et que faudra-t-il lui faire ? s’inquiète le Gros. Un enfant ?
— À l’impossible nul n’est tenu, bonhomme. Contente-toi de la surveiller…
— Comment, de la surveiller ? halète cette brave locomotive fissurée.
— Dans le cas où elle sortirait…
— Et si elle ne sort pas ?
— Alors, tu attends qu’elle sorte ; c’est d’une simplicité étourdissante.
Béru pousse un barrissement qui m’infecte le conduit auditif.
— Tu me vois poireauter toute la nuit ?
— Très bien, surtout si tu as une mandoline dans les mains, ça renforcerait ton côté Pierrot.
— Gourmand !
Il me brame alors que je peux aller chez Plumeau vu qu’il a ce soir une soirée chez leur ami le coiffeur (l’amant de madame), soirée au cours de laquelle ils doivent manger des crêpes.
— Justement, tranché-je, ce serait de l’anthropophagie…
Là-dessus, je raccroche et je vais écluser ma consommation. Je suis joyeux de la façon la plus merveilleuse qui soit, c’est-à-dire d’instinct. La rapidité avec laquelle se développe mon enquête personnelle me réjouit. Avoir eu un pressentiment et s’engager dans l’inconnu avec pour seule arme un gros nez comme ça, c’est quelque chose, croyez-moi. Quelquefois, vous rouscaillez après des flics parce qu’ils mettent des papillons sur votre pare-brise, vous avez tort. Rien n’est plus poétique qu’un papillon, du reste. Et puis il est des cas où, vous le voyez, c’est utile.
Je ne prétends pas que ma blonde Hollandaise soit la meurtrière de Mario, mais je devine qu’elle en sait long sur des trucs qui ont besoin d’ombre et de silence. Ça, c’est de bon augure.
Je pose un misérable sur le rade, j’enfouille la morniflette et je vais voir dehors si j’y suis.
Je m’y trouve instantanément malgré l’obscurité qui pèse sur ce coin de la street. Avant de me tailler, j’attends au volant de mon char, tel Ben-Hur guettant le signal du starter…
Je ne tarde pas à voir radiner le gros Bérurier au volant de sa quatre-chevaux. Là-dedans, il ressemble à un soufflé au fromage dans sa terrine.
Il est venu tout de même, malgré les crêpes du coiffeur. Quel brave mec ! C’est volumineux, stupide et râleur, mais quelle conscience professionnelle !
Il ne me reste plus qu’à faire la valoche. Je m’en vais donc avec la conscience pure d’un pêcheur qui vient de placer une ligne de fond pour la nuit.
Ce qu’il y a de meilleur dans la choucroute, je m’en vais vous le dire : c’est la choucroute ! La garniture n’est là que pour mettre cette évidence en relief.
Je fais cette constatation en sirotant un Traminer de la bonne année de la Brasserie Alsacienne. Ayant englouti une porcif monumentale, je décide de me payer une toile à la dernière séance du Rex because, dans mon état de surexcitation, Je suis certain de ne pas pouvoir fermer les paupières avant une heure très avancée.
Je visionne donc un grand truc en couleurs et sur grand écran. Ça n’est ni génial ni rasoir. Ça bonnit l’histoire d’un mec paumé dans la brousse avec un poste de radio émettant seulement en 140 de large. Il se fait alpaguer par des bougnouls qui décident de se le farcir avec des oignons émincés, mais il a un œil de verre et il s’extrait son lampion bidon devant les négros qui, peu spirituels, le prennent pour le Bon Dieu. (Notez, soit dit entre nous et le passage du Lido, que la justice étant aveugle, le Bon Dieu pourrait fort bien être borgne.) Bref, le zig devient roi de la tribu (d’où le mot tribulations). Il découvre une pin-up que les Noirs séquestraient après l’avoir sans doute kidnappée à un concours de Miss Californie. Bref, vous devinez la suite. Le mec se calce la nana tandis que les négus dansent le cha-cha-cha… Un hélicoptère de passage se pose dans une clairière et les emmène en voyage de noces à Montevideo. The End !
Ça ne meuble pas l’intellect, mais ça ne vous conduit pas non plus au cabanon. C’est le genre de film pour familles nombreuses et soubrettes délirantes. L’aventure est au coin de la Ruhr ! Une brousse prise sur le vif, c’est-à-dire dans le jardin exotique de Los Angeles ; des nègres démobilisés depuis peu, et le crocodile de service de la Métro…
On sort content sans avoir besoin de Sucraspirine.
Je retourne à ma voiture et décide d’aller me zoner. Les horloges des carrefours affirment minuit vingt, ce qui est une heure raisonnable, propice au dodo.
La nuit est belle et froide comme Michèle Morgan. Je pilote à la paresseuse, en ne tenant le volant que d’une pogne.
Je suis l’Haussmann jusqu’à Friedland. Je vire à l’Étoile et cramponne l’avenue du Bois pour rejoindre Saint-Cloud, lieu de ma résidence.
Arrivant à la hauteur de la rue de la Faisanderie, je me dis que la moindre des choses serait de jeter un coup de périscope à Bérurier, histoire de vérifier s’il est toujours fidèle au poste, le Gravos.
Je vire à gauche et biche la rue tranquille de la belle blonde. J’aperçois la quatre bourrins de mon sous-fifre stationnée devant le 124… Il doit guetter dans le noir, le pauvre mec… J’ai du remords… Si, à pareille heure, la mère Van Voorne n’est pas sortie, c’est qu’elle ne sortira plus. Je vais dire à mon brave Béru d’aller rejoindre sa baleine dans les torchons…
Je stoppe derrière sa tire et m’en approche. Le Bérurier des familles is làga… Mais il m’a l’air d’en écraser sérieusement. Il a le pif sur son volant… Terrassé par la dorme il a, contre son habitude, oublié sa mission…
Rageur, j’ouvre la porte de sa voiture.
— T’as pas honte de jouer les marmottes sur le sentier de la guerre, dis, fesses d’âne ?
Il ne bronche pas… Je lui file une bourrade et le Gros bascule contre la vitre. Alors je sens une cohorte de fourmis envahir mon calbar et remonter le long de mon anatomie. J’actionne le plafonnier de la voiture et je vois une formidable flaque de sang sur la banquette. Le Gros a bloqué une praline dans la région du cou et il s’est à peu près vidé. Tel, il me paraît un peu mort. Toute l’affection que je lui porte me remonte à la gorge.