Les relations sont toujours excellentes entre un dur sorti du trou et le poulardin qui l’y avait fait entrer. Bérurier me signalait les blazes de ceux qui m’échappaient car sa grosse tronche est un vrai fichier.
— Tiens, vise Paulo-de-Nogent, s’il est bien fringué ! Jamais je ne pourrai m’offrir un sape de cette coupe !
— Tiens, Mathieu-la-Vache est sorti du placard ? Je croyais qu’il était à Poissy pour vingt berges ?
— Il s’est fait faire la remise de grand mutilé, gars !
— C’est malheureux, tout de même. Quand ils passent aux assiettes, on se dit qu’on va en être débarrassé, et puis, huit jours plus tard, c’est tout juste s’ils ne viennent pas vous demander du feu.
Béru disait vrai, à ceci près pourtant que Mathieu-la-Vache nous aborda civilement, non pour nous faire jouer les vestales, mais au contraire pour nous proposer des cigares.
C’était un individu gris de peau et aux yeux noirs. Il n’était peut-être pas crouille, en tout cas il n’avait pas vu le jour en Norvège. Il portait un costume bleu nuit, avec une chemise blanche et une cravate noire sur laquelle un artiste de grand talent avait peint un digest du Casino de Paris. Mathieu avait un nez long et élargi du bas, une bouche mince que deux rides pareilles à des cicatrices mettaient entre parenthèses, et des éventails à libellule que le conservateur du musée de l’Homme devait surveiller de très près.
Il paraissait heureux et sentait l’eau de Cologne coûteuse.
— Bonjour, gazouilla-t-il, alors la Grande Maison est de sortie à ce qu’on dirait ?
— Comme tu vois, Turabras ! riposta finement Bérurier.
— La Centrale aussi est en virouze ? ai-je murmuré en puisant dans l’étui à cigares.
Mathieu-la-Vache eut un sourire modeste.
— Oh ! fit-il, Poissy, c’est de l’histoire ancienne. On m’a libéré pour bonne conduite.
— C’est bien, ça, bonhomme… Alors, nature, tu t’es remis au charbon ?
— Faut bien, j’ai des erreurs passées à racheter…
— Et tu marnes dans quoi ; dans les aciéries de Longwy ?
— Non, chez un agent de change…
Mathieu ne manquait pas d’humour, Bérurier non plus du reste.
— L’agent ne fait pas le bonheur, émit-il, histoire de se manifester, et il compléta afin de donner une idée précise de ses possibilités :
— Ça ne serait pas pour donner le change que t’es chez cet agent ?
En fin diplomate, Mathieu eut la bonne idée de s’esclaffer, ce qui plongea Béru dans une douce euphorie.
— On prend un pot ! décréta le gandin, c’est ma tournée…
Il fit servir des consommations de qualité et saisissant Bérurier par l’anneau de nickel de sa chaîne de montre, chuchota :
— Vous ne voulez pas un tuyau sûr pour le grand combat ?
— Un tuyau ? balbutia mon pote qui ignorait qu’on pouvait parier à la boxe.
— De l’increvable, garanti sur facture…
— Qui est-ce qui prend les paris ?
— Célestin… Je vous l’appelle… Vous pouvez parier à mort sur Micoviak, il gagnera avant la limite, c’est écrit dans les étoiles…
Mathieu eut un air grave et mystérieux, égayé par son bon mouvement. Il était heureux de faire gagner un peu de grisbi à un poulet… Cela lui semblait relever d’une élémentaire courtoisie.
— Comment es-tu aussi bien affranchi, Mathieu ? j’ai demandé en le défrimant avec attention. Tu lis l’avenir dans le marc de café ?
— Admettons, a-t-il riposté en soutenant mon regard…
Puis, sentant que sa réplique m’indisposait, il donna une chiquenaude à ses oreilles éléphantesques.
— Avec des radars pareils, on est forcé d’entendre des choses, pas vrai ?
— Tu veux dire que le combat est truqué ?
— Je ne le dis pas, c’est une impression que j’ai, pas plus ; vous faites pas de berlues, m’sieur le commissaire.
Il cligna de l’œil.
— Et foutez quelques raides sur Micoviak, ce soir il est coté en bourse…
Pour couper court, car il commençait à regretter sa confidence, il héla un gros type suifeux, vêtu d’un complet déprimé, d’une chemise sale et d’une cravate en corde.
— Ho ! Célestin…
L’obèse insinua à travers la foule cent vingt kilos de viande pas fraîche. Sa bouche pendait, ses yeux aussi. Ses deux énormes joues donnaient envie de l’alimenter avec des suppositoires tellement elles étaient évocatrices.
Il nous regarda sans plaisir. Bien que ne nous connaissant pas officiellement, il était déjà au parfum de notre qualité de flic et, visiblement, il n’ambitionnait pas de nous compter parmi ses relations.
— Ces messieurs veulent risquer un petit bouquet, expliqua Mathieu-la-Vache en adoucissant cette déclaration d’un clin d’œil rassurant pour le book.
— Ah oui ?
— Oui, dit Bérurier… J’ai une idée sur Micoviak, pas vrai, San-A. ?
J’ai haussé les épaules.
— Parie si tu veux, moi je n’aime que les jeux de hasard…
Cette déclaration ambiguë fit rougir Mathieu. Il regarda ailleurs d’un air absorbé. Célestin n’avait pas sourcillé.
— À combien le prenez-vous ? demanda-t-il simplement.
— À cinq mille, fit mon collègue en ôtant sa chaussure droite.
Nous le considérâmes tous les trois avec attention. Les deux truands se demandaient pourquoi Bérurier se déchaussait en un pareil instant, mais moi je savais que sa bergère lui faisait les poches et qu’il planquait ses grattes dans ses chaussures.
Il ôta sans pudeur une chaussette ravaudée, exhibant un large pied plat aux orteils agrémentés de cors. Ce pied ne pouvait être qualifié de douteux car il avait le courage de ses opinions.
— Tu ressembles à un intellectuel par le visage, dis-je à mon compagnon, et à un ramoneur par la partie inférieure ; tu es ce qu’on appelle un individu hybride…
Il puisa dans le fond de sa chaussette comme en une escarcelle un billet de cinq mille francs amolli par la transpiration…
— Vous ne direz pas que l’argent n’a pas d’odeur ! fit-il à Célestin en lui tendant la coupure…
Tandis que nous regagnions nos places, il me fit part de ses espoirs. Si la victoire de Micoviak pouvait lui rapporter vingt raides, il s’offrirait une canne à lancer et plusieurs heures d’oubli avec ces dames du bois de Boulogne.
On le voit, ses aspirations étaient éclectiques, mais Bérurier avait toujours été un grand pêcheur.
Le grand combat, à cause de sa mise de fonds, le passionnait davantage maintenant que celui du neveu.
Quant à moi, au contraire, je considérai que le spectacle était terminé puisque l’issue de la rencontre était archiconnue.
On présenta les combattants : deux moyens. Micoviak, son nom l’indiquait, était champion de France, et Ben Mohammed, son challenger, se présentait comme champion de Bourgogne. On ne peut combattre sous de meilleurs auspices que ceux de Beaune.
L’un et l’autre étaient agréablement baraqués. Micoviak avait la viande un peu trop rose avec des cheveux carotte qui se réclamaient de Van Gogh, et Ben Mohammed possédait une peau blanche comme un faire-part de baptême.
L’Arbi avait déjà fait onze combats professionnels qu’il avait tous gagnés avant la limite, et Micoviak, plus vieux, au contraire, venait de se faire rétamer le chaudron par le champion d’Europe de sa catégorie. Ce match était donc primordial pour lui et je comprends parfaitement qu’on l’ait truqué. Il avait besoin de se redorer son blason sous peine de devoir s’orienter illico sur le café-tabac de province.