— Béru ! je balbutie ! Béru, vieux pote, joue pas au con… Tu m’entends, dis ?
Autant parler à une coquille Saint-Jacques ! Il paraît avoir un taf, mon copain ! La mère Bérurier va pouvoir s’acheter un métrage de crêpe de Chine noir, elle en aura l’utilisation, probable !
J’introduis ma main tremblante à travers la limace du Gros. Je palpe sa graisse à la recherche du battant, je le situe approximativement et je m’immobilise. J’écoute avec la main, en quelque sorte. C’est un peu comme si tous mes sens affluaient dans ma dextre…
Rien ! Fermé pour causer de décès ! J’ai envie de hurler, de chialer, de sortir mon feu et de foutre en l’air l’humanité entière pour être certain de ne pas laisser échapper le fumelard qui a fait ça… Et puis, j’ai un sursaut. Il me semble… À moins que ce soit le mouvement de mon sang à moi que je perçoive… C’est tellement faible… Si, il me semble que c’est le bon cœur de Bérurier qui cogne, faible, infiniment lent, pareil à une montre sur le point de s’arrêter.
Un hosto ! Vite ! Vite ! Un hosto, nom d’une génisse ! Où y en a-t-il un ? Je n’arrive pas à récupérer mon sang-froid… Je ne vois que celui de Saint-Cloud… Mais Saint-Cloud, c’est loin d’ici ! Tant pis… Je connais le médecin-chef et la plupart des infirmières, ça vaut le coup d’essayer… Et puis là-bas, avec les accidents de l’autoroute, ils ont l’habitude d’accueillir en pleine noye des gars mal en point.
Avec d’infinies précautions, je tire Bérurier sur la droite. Je prends une carante dans mon coffre et je la mets sur la flaque de sang, je prends place au volant de la petite chiote et, en route ! Je bombe à travers le Bois… Le pont de Saint-Cloud est tout de suite là, car je bombe tant que ça peut… Il s’agit d’une question de secondes, sûrement, si j’en juge au sang perdu par la grosse gonfle…
Je traverse le carrefour, oblique à droite, grimpe la rampe, vire à gauche, puis encore à droite et me voici sur le terre-plein de l’hosto. Je carillonne à la lourde. Un infirmier de garde m’ouvre en bâillant.
— Police ! fais-je, alertez la garde, j’amène un blessé grave !
Rapidos des gnards se la radinent avec un brancard. Ils extraient Béru de la voiture, l’étalent doucement sur la civière et le coltinent à la salle d’opérations. Un docteur se met en devoir de lui découper ses fringues, une infirmière lui fait une transfusion à toute vibure parce que, de toute façon, c’est la première chose à pratiquer.
J’interroge la doctoresse.
— Pensez-vous qu’il s’en sortira ?
Elle fait la moue…
— On vient de prévenir le professeur Glandieu… Lui seul pourra se prononcer…
— Mais votre avis…
Elle hausse les épaules, un rien agacée… Ce geste est éloquent. J’ai du chaud, du navré dans le corgnolon…
Je regarde Béru… Il est blanc verdâtre, avec un mince regard blanc. Sa bouche est entrouverte… On ne le voit même pas respirer.
Et dire que je l’ai empêché d’aller goinfrer des crêpes ! Tout cela est de ma faute ! Je ne suis même pas en mission officielle !
Pour un caprice, un problo à résoudre, je viens de faire buter le plus chic type de la terre.
Je serre les poings…
— Écoutez, il faut me le tirer du pétrin, faites ça pour moi…
Combien cette phrase est puérile et lourde d’orgueil. Elle m’a jailli des lèvres et, chose curieuse, les assistants ne songent pas à hausser les épaules.
L’infirmière est une gentille petite qui n’habite pas loin de mon pavillon et avec laquelle je plaisante, les soirs d’été, lorsque je taille ma haie de troènes sur le chemin…
Conscient de mon impuissance, je me calte. Si on peut faire quelque chose pour Béru, on le fera. Moi, je ne sais que buter les gens, je n’ai pas, hélas ! le pouvoir de les rafistoler. Je serre les ratiches pour m’empêcher de chialer.
Que faire ? Aller prévenir sa barrique ? Elle doit ronfler… Laissons-la en écraser, il sera bien temps demain… Et pourtant, j’aurais besoin d’une présence amie… Besoin de quelqu’un aimant Bérurier…
Je retourne à la voiture… Il y flotte une vilaine odeur fade… Bravant ma répulsion, je m’insère entre le volant et le dossier du siège…
Si j’allais chez Pinaud ? Après tout, c’est pour venger son beauf que tout ça est arrivé… Il crèche à Grenelle, rue Violet… Je potasse mon carnet d’adresses… Oui, c’est bien ça : au 45 !
Je peux toujours le réveiller pour m’épancher… S’il rouspète, j’en serai quitte pour lui flanquer ma main sur la figure en le traitant de détritus.
Mais je sais qu’il ne rouspétera pas !
2
C’est madame Pinaud qui délourde !
Un poème !
Épique !
Elle est en grande limace traînante, serrée au col et aux poignets ! Ses crins sont emprisonnés dans une résille et elle s’est filé sur la frite un astringent qui la fait ressembler à une divinité inca.
— Oh ! C’est vous, monsieur le commissaire, balbutie-t-elle. Nous avons eu peur… À ces heures…
Apparaît alors Pinaud. L’ancien comédien de Montrouge a l’air de jouer du Feydeau. Rien n’y manque : le calcif long à fleurs, la chemise blanche au pan arrière surbaissé, le bonnet de noye à pompon… Il a les pinceaux dans des pantoufles à pneus ballons et ses châsses sont coagulés par le sommeil.
— C’est toi ! murmure-t-il. Je me disais aussi… À ces heures, tu comprends ?…
Il stoppe devant ma mine défaite.
— Il est arrivé quelque chose ?
— Bérurier vient de se faire mettre en l’air !
— Non ?
Il lève le pan de sa limace, baisse la ceinture de son calcif et se met à gratter tristement une fesse mélancolique.
Mme Pinaud passe une robe de chambre en émettant les onomatopées exprimant le mieux la surprise et la consternation.
Son époux pleure silencieusement.
— Il est mort ? s’informe-t-il enfin.
Je secoue la tête.
— Il y a un quart d’heure, il vivait encore, mais on ne m’a pas laissé d’espoir…
Pinaud se rassérène.
— S’il vivait il y a un quart d’heure, il s’en sortira ! promet-il. Tu sais bien que Béru est increvable.
— Tout de même… Il était vidé littéralement… Avec ça, une plaie au cou qui ne pardonne pas…
— Je te dis qu’il s’en sortira, s’obstine mon collègue. Souviens-toi de la fois où il a été flanqué de la plate-forme d’une grue par Fanfan-bec-de-lièvre… N’importe qui se serait disloqué, pas lui…
— Parce qu’il est tombé sur un tas de sable…
— Et la fois où il a pris quatorze coups de couteau dans le ventre, à Poitiers ? Hein… On lui a fait la para… la lapara… la tomie…
— Cesse les battues, je vois ce que tu veux dire, tranché-je.
Nous essuyons nos pleurs et Mme Pinaud propose à travers sa crème astringente de boire du rhum… Nous acceptons.
Au deuxième godet, Pinuche tourne vers moi sa face de Pierrot de plâtre.
— Qui a fait ça ? demande-t-il.
Brusquement, c’est comme si une baraque de cinq étages me chutait sur la mansarde.
Tout à ma consternation, j’ai perdu de vue « l’affaire ». Avec le flingage de Bérurier, un nouveau maillon vient de renforcer la chaîne.
Je commente pour Pinuche ma visite à la belle Mme Van Voorne.
— Tu comprends, conclus-je, je tenais à la faire surveiller étroitement et, tu le vois, l’idée en soi était judicieuse. Quelqu’un s’est aperçu de la présence de notre pauvre Gros. Quelqu’un qu’il avait remarqué, du moins on est en droit de le penser. Et ce même quelqu’un n’a pas hésité à tuer Béru ; probable que l’enjeu en valait la chandelle…