Tandis que je jacte, Pinaud enfile son futal. Il ajuste ses bretelles en bâillant, noue une cravate élimée sur sa chemise de nuit, passe des chaussettes, endosse sa veste et son pardessus.
— Où vas-tu, mec ?
Il se frotte les sourcils, comme dut le faire la Belle au Bois Pionçant lorsque son Rainier est venu la virer des toiles.
— Ben… Je suppose qu’on va voir cette dame, non ? Faut battre le fer pendant qu’il est chaud, comme je disais dans La nièce du forgeron…
— Tu y jouais le marteau ? demandé-je en lui emboîtant le pas.
Il me dicte la conduite à tenir avec son bon vieux sens de la routine.
Je salue très bas Mme Pinaud dont le masque de cire se fissure pour un sourire d’adieu et je suis son digne époux à qui un bonnet de nuit n’ôte rien à son standing, bien qu’il le porte en tenue de ville.
Nous mettons le cap sur la Faisanderie. Il est deux heures du mat bien sonnées lorsque je retrouve ma tire. Je remets celle de Béru où elle se trouvait et j’actionne le bouton de la porte livrant accès au 124.
L’immeuble est silencieux. Je branche la minuterie et vais droit à l’appartement de Mme Van Voorne, suivi de Pinuche en bonnet de noye. Il est mimi tout plein, comme ça, l’ex-futur pensionnaire du Français. En avançant dans le hall couvert de glaces, je ne puis m’empêcher de sourire à la vue de ce funambule que je traîne à ma suite…
Parvenu devant la porte de la Hollandaise, j’appuie sur le timbre de la sonnette. Rien ne répond… Pourtant, au ras du paillasson un rai de lumière filtre… Je remets ça sur l’air de Meunier, tu dors (ne pas confondre avec Marie Tudor). Mais lorsque l’aigrelette sonnerie se tait, je sens sur ma joue la gifle flasque du silence[1].
— Y a personne, suggère Pinaud dont l’esprit de déduction possède l’instantanéisme de la lumière.
— Pourtant, c’est éclairé à l’intérieur, mords par terre…
— La dame s’est peut-être endormie en oubliant d’éteindre ?
Je jette un coup de saveur en deçà du bonnet de nuit et, ne voyant personne, je sors mon sésame.
— Oh ! fait Pinuche, choqué !
Cet honnête homme a un sens aigu de la propriété. De me voir forcer les lourdes, ça lui file des crampes au plexus.
Sans prendre garde à ses protestations chuchotées, je bricole la serrure. Elle est amerlock de fabrication, mais je la viole à la française et ça donne le résultat escompté.
Je retrouve l’appartement de Mme Van Voorne en parfait état, mais vide à en avoir le vertige. Plus de Hollandaise, plus de soubrette. La lumière brille à giorno… Voilà qui paraît bizarre ! Le magnéto se trouve toujours dans le living. Je le déclenche et il me distille notre entretien de la soirée.
Pinuche s’aperçoit dans une glace de Venise et arrache son bonnet de nuit avec effroi.
— Tu ne pouvais pas me le dire ! bougonne-t-il.
— Que tu aies ça ou une cage à serins sur la tête, lui dis-je, ça n’aggrave pas ton cas.
Je passe dans la chambre à ronfler. Le pageot est défait… Mme Van Voorne s’est couchée un moment avant de se barrer.
Pinuche, qui fouinasse dans le vestibule, se pointe en tenant une mule de femme, façon cothurne, en velours rouge enrichi de broderies d’or.
— Regarde ce que je viens de pêcher dans le porte-parapluies, près de la porte d’entrée…
Je reconnais la mule : ma Hollandaise l’avait aux lattes tout à l’heure…
— Dans le porte-pébroques ? fais-je, surpris.
— Oui… Bizarre, hein ?
— Assez… Cherche voir l’autre…
— L’autre quoi ?
— L’autre mule, hé, truffe ! Elle n’était pas unijambiste, cette chérie…
Pinuche se fout à quatre pattes et se met en devoir de chercher la seconde mule, mais en vain…
Pendant qu’il joue les épagneuls bretons, je fouinasse de mon côté… Je regarde partout, scientifiquement. Et mon attention est attirée par une asymétrie de la pièce. Elle concerne le double rideau de la croisée. L’un des deux panneaux comporte une cordelière, l’autre non.
J’appelle Pinuche.
— Regarde, fais-je en désignant le détail. Ici, comme chez ton beau-frère, il existe une rupture d’harmonie. Chez Josephini c’était un clou tout seul à gauche de la glace alors qu’un autre à droite supportait une paire de gants de boxe…
Il haussa les épaules.
— Tu te perds dans le détail, San-Antonio…
— Et toi dans le gâtisme ! Alors, cette seconde mule ?
— Partie sans laisser d’adresse…
Je renifle autour de moi… Il y a, pour mon pique-brise averti, comme un parfum de drame. Que signifie cet appartement vide et éclairé ? Ce lit vide, mais qui fut occupé ? Cette mule seule dans un porte-parapluies ? Ce cordon de tenture manquant ?
Je m’empare d’un flacon de whisky dont le seul tort est de se trouver à portée de ma main. Un glou-glou ! et le niveau se met à dégringoler…
Je pose la boutanche et je glapis :
— Merde à la fin ! On va se laisser avoir par le coup de flou si ça continu… Des appartements vides, on ne fait qu’en dénicher depuis ce matin ; je croyais pourtant qu’il y avait la crise du logement ! Allez, Pinuche, branle-bas de combat, cours chercher la standardiste ! Qu’on prévienne la bonniche ! Elle doit pioger dans une carrée sous les toits ! Tout le monde sur le pont ! Les chaloupes à la mer…
3
Ça ne traîne pas. Pinuche a dû emboucher l’olifant des grandes circonstances car en moins d’un quart d’heure on est obligé de refuser du monde. Mon collègue filtre deux dames en tenues nocturnes qui sont, respectivement, la soubrette et la standardiste, et annonce aux autres personnes que c’est complet pour la séance en cours.
Il lourde en accrochant la chaîne de sûreté.
— Voilà, me dit-il.
J’emmène la petite bonne dans le living, tandis que Pinaud raconte la tranchée des baïonnettes à la standardiste.
La bonniche est moins jolie et plus bretonne lorsqu’elle est démaquillée. Elle chiale et commence par m’avouer, après avoir vu ma carte, que cette histoire risque de lui coûter sa réputation, ce qui n’est rien, et sa place, ce qui est plus grave, vu qu’elle était zonée avec un militaire et que toute la coterie a été à même de le constater, Pinuche ayant manqué de discrétion.
Je la rassure. Ses coucheries ne m’intéressent que dans la mesure où elle les accomplit avec Bibi et comme ce n’est pas le moment d’envisager cette possibilité, j’aborde le vif du sujet.
— Qu’est devenue votre patronne ?
Elle bigle du côté de la chambre.
— Elle n’est pas ici ?
— Si elle s’y trouvait, je ne vous poserais pas la question…
Elle secoue la tête.
— Je n’en sais rien.
— Quand l’avez-vous quittée ?
— Tout de suite après votre départ, tout à l’heure. Madame m’a dit qu’elle m’accordait ma soirée et que je pouvais disposer…
J’enregistre sans magnéto mais avec satisfaction. Donc ma visite avait produit son petit effet et la Hollandaise voulait rester seule… Pourquoi ? Probablement parce qu’elle attendait quelqu’un. Quelqu’un avec qui elle a fait la valoche… en quatrième vitesse. Au point qu’elle ne s’est pas donné la peine d’éteindre la loupiote avant de les mettre…
Je gamberge en zieutant distraitement par l’entrebâillement de la robe de chambre de la soubrette. Ce qu’on y voit vaut largement une séance du cinérama… Le relief y est même supérieur. Je m’arrache à cette contemplation. Après tout, rien ne nous dit que la môme Van Voorne se soit taillée. Elle est peut-être chiche de se la radiner, au milieu de la confusion générale et de crier à la garde. La bouille que je ferais si elle portait le suif ! Parce que enfin je ne suis ni mandaté ni même autorisé à enquêter et, le serais-je, il me faudrait un ordre de perquisition pour envahir son appartement… Et, poussant encore plus loin, aurais-je cet ordre que je devrais attendre le jour pour me mettre au labeur !
1
Bien que ma modestie n'ait d'égal que mon talent, je tiens à souligner la vigueur de cette image, la hardiesse de cette métaphore et l'harmonie de la phrase qui n'est pas sans rappeler Hugo dans ce que celui-ci a de moins casse-choses.