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« Et de deux », je balbutie…

Le temps me paraît long. Je suis prêt à vous parier une poignée de louis d’or contre une poignée de porte que Pinuche écluse un gros rouge…

Enfin, ça carillonne pour la troisième et dernière fois… À peine le grelottement du timbre a-t-il recommencé qu’une lumière s’éclaire… Non pas au quatrième ou au second, ainsi que je le supposais, mais au troisième étage de l’immeuble contigu… Je remarque que la fenêtre où vient d’éclater la lumière jouxte celle par laquelle Abel a culbuté le cadavre de Mario.

Cette constatation me chauffe le cœur… Et cet échauffement devient un véritable brasier lorsque je m’aperçois que l’immeuble contigu est un hôtel… Cette fois nous entrons dans la période déterminante… Pas d’erreur, mon renifleur est formel. Taïaut ! Taïaut !

J’attends, les châsses braqués sur ce rectangle de lumière… J’attends quoi, au juste ?

Soudain l’obscurité revient, nette ! J’en ai un choc… Je me détranche pour voir si Pinuche a l’idée d’amener sa couenne. J’ai oublié de convenir de ça avec lui… Peut-être m’attend-il en éclusant du bordeaux supérieur ? Le bordeaux rouge, c’est son vice.

Je cesse brusquement de me poser une question aussi subsidiaire. Un homme vient de sortir de l’hôtel que je surveille. C’est un type bien balancé et mis avec recherche. L’allure est jeune, mais il est impossible de s’en faire une idée précise car il porte un gros pardingue en poils de chameau. Il traverse la chaussée et s’approche d’une grosse bagnole stationnée en face. Il y prend place et fait tourner le moteur… Puis il décolle du trottoir et se met à bomber. Je n’hésite pas… Aussi sec je lui file le train. Pour commencer, je n’allume pas mes lampions afin de moins éveiller son attention. Heureusement, l’aube pointe et la circulation commence ; celle des véhicules de livraisons principalement.

Je garde la bonne distance, crispé à mon volant. J’ai froid malgré que le tirage de ma guinde fonctionne normalement. C’est un froid interne qui est dû plus à ma nuit d’insomnie qu’à la température en baisse…

Le gars tourne à droite, prend tout droit jusqu’aux quais, suit ceux-ci à gauche puisqu’ils sont à sens unique et traverse le pont du Carrousel… Je me rapproche afin de ne pas me laisser chocolater par un feu rouge, encore que je n’en aie rien à foutre ! Ensuite, il reprend les quais en sens contraire sur la rive droite.

Nous passons le Châtelet, l’Hôtel de Ville et arrivons à la confluence du canal. Je ne sais pas s’il s’est aperçu de ma filature, toujours est-il qu’il se met à pédaler sérieusement…

Nous continuons à tout berzingue en direction de Charenton… On commence à voir des panneaux indicateurs qui parlent de Nancy…

Les dents serrées, je fredonne pourtant une bonne vieille marche militaire :

Avez-vous vu la putain de Nancy ? Qui a foutu la vérole à toute la cavalerie… J’ai des sonneries de cuivre sous la touffe !

— Allez, San-A. ; tu tiens le bon bout, mon mec… La persévérance est toujours récompensée… Tu as reniflé une piste… Tu as obéi à ton instinct, à l’amour de ton métier…

Je m’arrête de gamberger pour remarquer que je pense comme s’exprime le Vieux. Faut toujours qu’il la ramène en tricolore sur fond de Marseillaise avec les yeux en forme de Croix de guerre !

Nous arrivons au tronçon d’autoroute qui file sur Joinville. Là, le gnace va pouvoir mettre le super-développement. La route est large, déserte… Les services routiers ont coupé le jus à cause de la pâle clarté qui traînasse au fond de l’horizon. Éconocroque ! Éconocroque !

Nous roulons maintenant à 120… Je me dis qu’il est pratiquement impossible que mon gars ne s’aperçoive pas qu’il est suivi… Peut-être étant donné que ce tronçon ne comporte pas de dérivations, peut-être serait-il adroit de le doubler pour le mettre en confiance, quitte à me laisser passer vers le débouché ?

Aussitôt pensé, aussitôt fait… Je cloue mon champignon de couche au plancher et l’aiguille de ma 15 va carrément au 140…

Sans difficulté, je remonte le gars. Je prends un air absorbé et, arrivé à la hauteur, ne lui décoche même pas un regard… Rappelez-vous que j’ai tort… Parce que, brusquement, ça se met à cracher épais dans les environs immédiats ! Les vitres de ma calèche deviennent opaques… Cet enfant de pute vient de me défourailler dessus au moment où je le dépassais… À cause de la vitesse il m’a raté, mais mon pare-brise en a pris un vieux coup et à cause du sécurit il s’est transformé en une surface d’un blanc laiteux… Ayant perdu toute visibilité, je freine à mort en priant Dieu pour que je conserve ma direction…

Je parviens à m’arrêter et, une fois descendu de mon char, je m’aperçois que je suis à deux centimètres virgule deux d’un arbre… J’en ai des sueurs dans la rainure…

Deux feux rouges disparaissent là-bas… Je biche une clé à molette sous la banquette et je démolis mon pare-brise en énumérant les jurons les plus véhéments de ma collection.

3

J’ai fait vite pour disloquer mon pare-brise, mais les quelques minutes nécessitées par ce turbin ont permis à mon agresseur de prendre une avance définitive… D’autant plus que l’air glacé de l’aube entre comme une lame, de plein fouet, à l’intérieur de la tire, me cisaillant la frite.

Je rebrousse chemin, la mort dans l’âme. Je suis d’autant plus en renaud que, dans ma précipitation à suivre le zig, j’ai tout bêtement omis de noter son numéro. Un gamin de quatre-vingt-treize ans en pleurerait !

Ulcéré comme un contribuable qui vient d’acquitter son tiers provisionnel, je retourne rue de l’Université et j’y atterris vingt minutes plus tard… J’aperçois une cariatide contre un porche. C’est Pinuche… Une longue stalactite argentée lui pend du naze… Il est transi, vidé, mort et un peu soûl ! Son regard est aussi spirituel que deux morceaux d’albuplast.

Il me voit descendre de mon carrosse et radine. On dirait un robot.

— Je ne savais pas ce qui t’était advenu, déclare-t-il, très régence.

Il jacte en claquant des ratiches. On dirait un vieux lion enfermé par erreur dans un frigo.

— Tu n’as pas l’air en train, j’observe.

— J’ai pris froid… Et puis, au bar, heug, j’ai consommé un vin rouge qui n’était pas de… heug… bonne qualité.

Il constate mon air décidé. Il est un fait que cette mitraillade m’a complètement tiré de mon engourdissement.

— Qu’est-ce qui vient de se passer ?

— Parce que tu sens qu’il s’est passé quelque chose, avec ton nez gelé ?

— Ma vieille expérience, attaque-t-il, noble et blasé.

— Ta vieille expérience ne t’interdit pas de te moucher, fais-je. Il s’est passé qu’à ton signal téléphonique un homme s’est taillé de l’hôtel que voici en vitesse… Un homme dont la fenêtre fait suite à celle de la chambre de Mario…

— Pas possible ! s’écrie Pinaud.

— C’est comme j’ai l’honneur de te le dire…

Je me dirige vers l’hôtel et je m’apprête à en franchir le seuil lorsque je me retourne, surpris par l’immobilité de mon vieux Pinuche.

— Tu t’annonces ou si tu poses pour Rodin ?

Il ouvre la bouche, arrime son dentier d’un coup de pouce averti, clape plusieurs fois à vide et déclare :

— Mais je n’ai pas fait l’appel : le téléphone du bar était en dérangement !

C’est à mon tour de rester le bec ouvert. L’air cinglant du matin me traverse jusqu’au slip !