SIXIÈME REPRISE
1
— Tu n’as pas téléphoné ? je questionne…
Il est des cas où l’on a besoin de se rouler dans les redites afin de mieux se pénétrer d’une évidence.
— Mais non ! Je te dis que leur appareil ne marchait pas…
— Pourtant, j’ai entendu les trois appels consécutifs… Et je suis bien certain qu’ils émanaient de chez Josephini !
— Alors, c’est quelqu’un d’autre qui les a composés, affirme doctement cette vieille baderne. Je ne vois guère d’autre explication…
Je danse d’un pied sur l’autre jusqu’à ce que j’aie l’impression — déconcertante — de m’être transformé en métronome.
— Allons interviewer les gars de l’hôtel, décidé-je.
Nous entrons donc dans cet établissement médiocre, pompeusement baptisé Luxueux Hôtel. La porte franchie, nos narines (les miennes, du moins) sont assaillies par une odeur mélancolique faite de remugles épars… Ça schlingue la crasse chaude, la lessive froide, l’humanité impécunieuse… Le tout déprime comme un film raté.
Nous sommes obligés de sonner longtemps avant d’attirer un larbin vieux et mal rasé. Il est grand, voûté, avec un menton qui n’en finit plus et des yeux chassieux.
— C’est complet, bavoche-t-il. Et puis à ces heures…
— Montre ta carte au monsieur, dis-je à Pinaud, ça te fera faire de l’exercice…
Pinaud se fouille méthodiquement. Il extrait tour à tour de son portefeuille disloqué : un permis de pêche délivré par la Joyeuse Gaule de Carrières-sur-Seine, une carte de tarif réduit sur les chemins de fer, une vieille carte postale représentant le monument aux morts de Saint — Eusèbe-le-Grand et, enfin, un rectangle de carton blanc orné de tricolore sur lequel il est dit que M. Pinaud appartient à la maison parapluie. Il était temps : le larbin se rendormait debout, comme les chevaux dont il a le faciès.
— Police ? murmure-t-il en homme que ce mot n’impressionne plus depuis belle lurette.
— Heu !… oui, assure Pinaud.
Je crois mon intervention propice.
— Voici moins d’une heure, un type habitant le troisième étage est sorti, fais-je.
L’autre a un sourire lugubre.
— C’est bien possible…
— Je voudrais l’identité de cet homme…
— Faudrait que je susse de qui qu’il s’agit, déclare le garçon d’étage.
— Comment, vous ne l’avez pas vu partir ?
— Je dormais… Et s’il fallait me réveiller pour tous ceusses qui entrent ou qui sortent…
— Enfin, c’est un hôtel ou des chiotes publiques, ici ?
— Il y a des jours où je me le demande, soupire le vieux.
— Alors, procédons autrement. Je cherche un de vos clients qui, je vous le répète, demeure au troisième étage, dont la fenêtre donne sur la rue tout contre l’immeuble de gauche et qui possède une voiture noire, de marque indéfinissable…
Le vieux sourit largement, peut-être pour faire valoir les quatre derniers chicots meublant sa salle à manger.
— Oh ! c’est M. Van Voorne, dit-il.
Pinaud se mouche bruyamment. Il examine le produit de cette expulsion d’un œil soucieux, après quoi il plie son mouchoir en quatre et se tourne vers moi.
— Ça se corse, déclare-t-il sobrement.
Si Bérurier était là, il ne manquerait pas de répondre : « Chef-lieu Ajaccio », ce qui constitue un très honorable jeu de mots. Mais il n’est pas là et je n’ai plus le cœur aux à-peu-près.
— Il est ici depuis quand, ce Van Voorne ?
— Environ trois semaines…
— C’est lui qui a choisi sa chambre ?
Ma question paraît éveiller dans la mémoire du vieux un souvenir confus.
— C’est marrant, dit-il, que vous demandiez cela… Figurez-vous qu’il a d’abord demandé une chambre au troisième, en arrivant ici… On lui a donné le 34, si mes souvenirs sont exacts… Le lendemain, il nous a demandé le 39… Il le voulait, paraît-il, parce qu’il y avait logé dans d’heureuses circonstances quelques années auparavant. C’était un musicien du Tam-Tam qui l’occupait… Ils se sont mis d’accord. Je crois que le Hollandais lui a filé un bouquet !
J’enregistre sur disque souple ces paroles qui illuminent ma lanterne…
— On peut visiter la chambre 39 ?
L’autre hausse les épaules.
— Ma foi…
Il regarde le tableau des clés, mais celle du 39 ne s’y trouve plus.
— Vous êtes certain qu’il n’y a personne ? demande-t-il.
— Certain, fais-je.
Je lui biche le bras.
— Vous avez sa fiche ?
— Bien sûr.
— Le numéro de sa voiture doit y être porté ?
— Je crois que oui.
Il farfouille dans un casier et feuillette des fiches maintenues par des élastiques.
— Voici…
Je ligote la fiche, le numéro de la tire y figure bien.
— Tiens, dis-je à Pinuche, alerte les services… Il faut coûte que coûte qu’on retrouve cette bagnole… Elle a pris la route de Nancy… Qu’on établisse des barrages… Je veux ce type avant midi…
— Montons, fais-je au larbin.
Il puise dans sa fouille-kangourou et en ramène un passe.
— Si vous voulez bien me suivre…
Je grimpe l’escalier étroit, couvert d’un tapis qui fut rouge, mais que des millions de talons ont usé.
Le vieux débris s’époumone. Lorsque nous parvenons au troisième, ça siffle dans sa poitrine comme un conduit de chauffage central lorsqu’on a trop poussé la chaudière.
Il se dirige à petits pas vers la chambre 39…
Avant d’introduire son passe, il frappe discrètement à la lourde car c’est tout de même un homme scrupuleux. Et puis j’ai idée que Van Voorne ne devait pas lésiner pour le pourliche.
Les gens de l’hôtel devaient le prendre pour un de ces folingues qui balancent l’artiche à pleines pognes…
— Ouvrez ! ordonné-je sèchement.
Il soupire (comme un cœur qui n’a pas tout ce qu’il désire) et choisit une clé dans le gros anneau. Il a l’œil amerlock car la porte s’ouvre du premier coup. Le larbin actionne le commutateur et, au brusque mouvement de ses épaules, je réalise qu’il a une grosse surprise.
Je l’écarte d’une bourrade.
Cela me permet de mieux voir le cadavre abominablement saccagé d’un type étendu sur le lit.
J’en suis comme deux ronds de flan parce qu’enfin, entre nous et une crue de la Seine, je ne m’attendais vraiment pas à une découverte de ce genre…
Je m’approche. La victime est un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne… Il a le visage ensanglanté, le nez écrasé, un œil exorbité, la mâchoire tordue…
— M. Van Voorne, balbutie le garçon d’étage.
Je me retourne.
— Vous dites ?
— C’est M. Voorne ! Qu’est-ce qui a pu se produire ?
— Il s’est engueulé avec un autobus…
Van Voorne ! Du coup, je ne pige plus rien à rien… Je le touche et j’ai la stupeur de constater qu’il est déjà froid. Donc, il a été buté depuis plusieurs heures…
C’est à ce point culminant de ma stupeur que Pinaud arrive.
— Voilà, annonce-t-il très satisfait. J’ai transmis tes ordres et on m’a promis de…
Il aperçoit le cadavre et instantanément bave son mégot visqueux sur le plastron — du reste constellé de taches — de sa chemise de nuit.
— Qui est ce monsieur ? demande-t-il, presque affable.
— Van Voorne…
— Mais…