Je frotte ma calebasse et j’approche de la voiture en rasant les murs… De la seconde, s’entend.
Je m’accroupis derrière l’aile avant droite et j’attends. Je ne tarde pas à percevoir un crissement de pas sur les graviers. C’est l’autre casseur de gueules qui radine avec un nouveau chargement.
Je le laisse se pencher sur le coffre, puis je m’annonce d’un bond sur lui… Le Colt en pogne.
— Alors, Seruti, tu déménages ou bien tu changes de rue ?
Il sursaute et me regarde. Ses yeux noirs sont ardents, comme tous les yeux des Italiens. Et, comme tous les Italiens, malgré sa gogne cabossée, il reste très beau. Pas étonnant que toutes les nanas en veuillent de ces messieurs les bersagliers !
Ils paraissent tous avoir été conçus et réalisés, non par Sacha Guitry, mais par Rudolph Valentino…
— Qu’est-ce que vous voulez ? croasse-t-il.
— Te demander un autographe… Ton blaze ne vaut plus grand-chose sur le marché, mais le fils de ma concierge n’est pas difficile…
Tout en gouaillant, je fais gaffe, parce que si cet olibrius prenait la fantaisie de m’aligner un taquet, sûr et certain que ça ferait travailler mon dentiste…
Dès qu’il bat des cils, je crispe mon index sur la détente du pétard, prêt à lui placer de la marchandise de qualité dans les tripes… Pour l’heure, il n’ose pas taper… À son regard fiévreux, je comprends qu’il a passé une nuit blanche, lui aussi.
— Alors, depuis que la boxe ne nourrit plus son homme, on se lance dans le meurtre en série ?…
La peur se reflète dans son regard.
Je glisse ma main libre dans ma poche gauche pour y pêcher la paire de menottes qui s’y trouve. Ustensiles précieux, les poucettes… Ce sont elles qui font qu’un flic est flic… Seulement, à l’instant où je les sors, je perçois un bruit dans mon dos, un bruit de pas feutrés… L’instant est plus fort que mes réflexes… Je me détourne pour regarder qui vient. Je vois, mais pas longtemps car les cinq phalanges droites de Seruti viennent jouer Oublie-moi, ô mon amour sur la pointe de mon menton. Je lâche la rampe et m’engloutis dans des espaces interplanétaires qu’aucun télescope géant ne captera jamais.
Lorsque j’émerge du cirage, quelques secondes plus tard, je me trouve à l’intérieur du garage. Seruti m’y a traîné par les cannes… La petite bonne de Mme Van Voorne referme la porte pliante pour nous isoler… Cette fois, elle n’a plus du tout l’air bretonne. Elle porte un manteau d’astrakan et des souliers à talons hauts, mais je dois admettre que la transformation réside principalement dans l’expression. C’est une femme déterminée, positive et calme que j’ai devant moi, et non plus une soubrette godiche.
— Tiens, fais-je. Pour une surprise, c’est une surprise…
Je vais me mettre à genoux, mais je reçois un coup de pied dans la poitrine. Vous ne pouvez pas savoir ce qu’un pied de femme est douloureux, parfois.
Je repars à dame, sans perdre les pédales, toutefois. Alors Seruti revient du fond du garage, une corde dans les mains. Tout d’abord, je pense qu’il va s’en servir pour me ligoter, mais je lui vois faire un nœud coulant et je pige.
— Sans blague ! croassé-je, tu boulonnes en série, cette nuit, gars. Fais gaffe, il fait jour maintenant…
J’essaie de choper le lien de chanvre, mais il m’a cueilli par-derrière et je suis encore tout mou du gnon qu’il m’a téléphoné. Ce K.O. peut très bien m’être fatal…
Heureusement, Pinuche se la radine, un pétard gros comme ma jambe à la main… Celui-là, c’est son grand-oncle le cuirassier qui a dû le lui rapporter de la guerre de 70 ! Néanmoins, il intimide. Et il fait du dégât lorsqu’on appuie sur la détente. La preuve, c’est que deux prunes s’en échappent, dans un nuage de fumée âcre et que le mec Seruti se met à se rouler par terre en appelant sa madre.
Pinuche, content de lui comme le lauréat du concours du Figaro, tourne le canon de son arquebuse sur la fille.
— Ne bougez pas, conseille-t-il, plus chevrotant que jamais.
Il n’a pas du tout l’impression (ni l’intention) de verser dans le pathétique. La tragédie, c’est pas son blaud, il n’a joué dans sa jeunesse que La main de ma sœur et Tu m’as voulue, tu m’as eue… C’est le père tranquille du flingue…
Je commence à retrouver l’oxygène que j’ai pris l’habitude de consommer. En geignant, je me remets sur mes flûtes.
— Tu parles d’un coup fourré, dis-je à Pinaud. Sans toi… Comment qu’il m’a pêché, ce salaud !
Je me frotte le menton… J’ai l’impression d’avoir une mâchoire en fonte renforcée, elle pèse une vache ! Toute ma hure doit être fêlée, probable.
À terre, Seruti se tord toujours en geignant. Il a moulé deux bastos dans le poitrail et ça le gêne pour raconter la dernière de Marie-Chantal.
La môme le bigle avec des cocards qui lui bondissent de la tronche.
— Vite, vite, murmure-t-elle, il faut faire quelque chose… Une ambulance… L’hôpital…
Elle se met à couiner, soudain à bout de nerfs, et le gars San-Antonio lui cloque des tartes maison, ce qui est la thérapeutique idéale pour ces cas désespérés.
Elle s’arrête instantanément.
— Au secours, éructe Seruti en glaviotant du rouge.
— Je vous en supplie, larmoie la belle.
Pinaud, lui, se roule une cigarette « de ses pauvres doigts gris que fait trembler le froid »[2].
Je cligne de l’œil à mon pote.
— Écoute, bonne à tout faire, bonne à mal faire, devrais-je employer, nous irons chercher les ambulanciers lorsque tu auras éclairé notre lanterne, pas avant… Ton jules peut claquer, ça nous laisse froids… À toi de choisir… Elle choisit.
Et elle choisit dans le bon sens, car son boxeur, elle doit l’avoir profond dans la peau.
4
L’histoire est très simple, mais bourrée de détails qui le sont beaucoup moins. Renonçant à vous transcrire avec mon réalisme coutumier les révélations de la môme Machinchouette, je vous les résume succinctement.
Van Voorne était un courtier marron d’Amsterdam, spécialisé dans le trafic des cailloux. Sa femme et lui étaient séparés de corps, ce qui est exact, mais pas du tout de biens, et les deux compères constituaient un aimable attelage de fripouilles.
À plusieurs reprises, Van Voorne s’était rendu en Afrique du Sud pour tâcher de se procurer sur place un gros lot de diams à de bonnes conditions. Il avait mis au point une grosse affure et, le mois dernier, il s’apprêtait à véhiculer sa provende depuis Le Cap jusqu’en Hollande, lorsqu’il avait été inquiété par la police sud-africaine qui avait eu vent de ses manigances et qui ne plaisante pas avec les trafiquants de pierres précieuses. Sur le point d’être alpagué s’il ne se débarrassait pas des gemmes, et ne sachant où les carrer, Van Voorne s’était mis en cheville avec Josephini qui était descendu dans le même hôtel que lui et avec lequel il sympathisait.
Il avait donc collé sa belle marchandise au manager en lui promettant de faire fifty-fifty s’il amenait les cailloux à Paname… Josephini avait accepté, car une belle combine commak ne pouvait le laisser indifférent…
Van Voorne avait envoyé un message à sa grognace afin de lui recommander de réceptionner l’envoi à l’arrivée et il s’était démerdé avec les bignolons du coin qui, au bout d’une quinzaine, avaient dû admettre sa blancheur Persil.